Tribune

« Il faut finir de démonter, non pas le programme du CNR, qui l’est déjà, mais son avatar qu’est cet État-providence. »

Par
Michel Monier
Ancien Directeur général adjoint de l’Unédic et membre du Think Tank CRAPS

 « En 1945, les régimes de Sécurité sociale, organisés par statut professionnel ou par profession, versaient (…) des prestations en contrepartie de cotisations prélevées sur les revenus du travail. Depuis lors, cinq évolutions majeures sont intervenues. Une partie des prestations (remboursements de frais de santé et prestations familiales) a été généralisée à l’ensemble de la population, acquérant ainsi un caractère universel sans lien avec l’activité professionnelle et ses revenus1 ». Ce constat donne raison à Denis Kessler, oui, à ce stade de transformation du système de 1944, il faut « défaire méthodiquement le programme du CNR 2 » et non plus de s’efforcer à le rendre soutenable par une suite de réformes, toutes d’ajustements paramétriques, qui ajoutent à la crise de la Protection sociale. L’insoutenabilité du système a deux causes principales : l’extension continue du champ du social et l’incohérence de son financement qui vise à répondre à des besoins nouveaux et à des objectifs de compétitivité du coût du travail peu qualifié… (jusqu’à privilégier la smicardisation) : le système de 1944 n’avait pas cette ambition…

La Protection sociale est, aujourd’hui, comme un meuble en kit dont on n’aurait pas lu la notice. « L’architecture financière de la Sécurité sociale pâtit d’une cohérence insuffisante entre ses recettes et la nature des dépenses qu’elles financent. Une prise en compte plus affirmée des notions de contributivité, d’assurance et d’universalité permettrait d’améliorer la lisibilité et le pilotage financier de la Sécurité sociale » (Cour des comptes). Oui, il faut démonter méthodiquement cet avatar du modèle de 1944, mais sans emporter les bébés avec l’eau du bain. L’eau du bain c’est ce patchwork qui amalgame prestations de solidarité et prestations d’assurance ; les « bébés » ce sont les assurances sociales professionnelles contributives. Le démontage doit être méthodique pour différencier les dispositifs de solidarité des dispositifs assuranciels, différencier ce qui relève d’un financement sur le travail de ce qui relève d’un financement par l’impôt. Le lent, mais déterminé, mouvement de fiscalisation progressive du financement du social (la part des cotisations sociales dans le financement de la Protection sociale est passé de 62 % à 58 % en 9 ans – 2010 à 2019) a ouvert la voie : il faut en pousser la logique non pas au titre d’une politique fiscaliste d’aide à l’emploi (qui jamais n’a inversé la courbe du chômage) mais pour affecter clairement le financement étatisé-fiscalisé aux prestations de solidarité et le financement sur cotisations sociales aux prestations d’assurance. À prestations inchangées, l’aménagement comptable n’apporte pas de solution à la soutenabilité financière mais il redonne une logique au système et en autorise, certainement, un meilleur pilotage. Mettre fin à la politique Shadock des exonérations et allègements compensés, ou non, en LF ou LFSS apporterait clarté, simplification et responsabilisation. Ce serait aussi redonner du sens au travail.

Des réalités différentes en 2024 de celles de 1944 doivent faire repenser l’urbanisation du système en consolidant l’architecture du champ fiscal de la solidarité et celle du champ des cotisations sociales d’assurance. Tenant compte des réalités du marché du travail, du visage nouveau de la société (famille, démographie) qu’est-ce qui doit être financé par le travail, par le salarié et par l’employeur, et ce qui ne doit plus l’être ? La cotisation d’allocations familiales, la contribution de solidarité autonomie, la contribution sociale de solidarité des sociétés… pour redonner son sens à l’assurance sociale professionnelle il faut donner, enfin, son sens à cet objet mal compris parce que mal défini qu’est l’État-providence. Le rapport sur les politiques d’exonération de cotisations sociales3 invite, lui  aussi, à cette approche : « Cette analyse [de la part des cotisations sociales dans le financement de la Protection sociale] permet de comprendre que le financement de la Protection sociale doit distinguer les composantes contributives, qui peuvent être financées sur les salaires car elles ne sont que des droits différés – dans la mesure où, et la nuance est importante, les salariés qui cotisent croient à la pérennité du système et à la mise en relation entre leurs contributions et leurs droits futurs – et les composantes non contributives, qui peuvent logiquement être financées sur d’autres assiettes et qui relèvent de l’analyse de la fiscalité optimale ».

Le modèle social français a de spécifique qu’il résulte d’un curieux mélange des sphères de responsabilité de l’État et des acteurs économiques et sociaux. La nécessaire solidarité légitime cet amalgame. Derrière cette légitimité il y a la tentation interventionniste de l’État, celle des Politiques autant que celle des bureaux. Souvenons-nous de la leçon que donnait Frédéric Bastiat4 : « Supposez que le gouvernement intervienne (…). Son premier soin sera de s’emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser (…) il promettra de les grossir avec des ressources prises sur le contribuable […] Ensuite, sous prétexte d’unité, de solidarité (que sais-je ?), il s’avisera de fondre toutes les associations en une seule soumise à un règlement uniforme ».  L’indemnisation du chômage illustre cet interventionnisme. Au motif de la défense du pouvoir d’achat (dont on ne se demande plus si c’est une mission de l’État) la substitution de la CSG à la contribution salariée a fait de l’indemnisation un régime de solidarité qui finance les pertes volontaires d’emploi ! L’État s’est fait providence, au-delà de toute mesure, mais aussi déresponsabilisant et surprenant encore en indemnisant la démission et en sanctionnant le refus d’offre d’emploi raisonnable.

Alors, oui, il faut finir de démonter, non pas le programme du CNR, qui l’est déjà, mais son avatar qu’est cet État-providence. Il faut redonner à l’action publique et à l’action économique, chacune son champ de responsabilité. L’État ne peut être absent de la régulation du domaine des assurances sociales professionnelles, il doit, à ce titre, s’attacher à ce que ces dernières ne soient pas vues comme réserves de financement de la solidarité, l’impôt est là pour ça. L’État-providence et les acteurs économiques et sociaux ont, chacun, leur rôle à jouer. La Protection sociale ne peut être le fait d’une seule Grande Sécu étatisée qui sera celle d’un État « contraint de demander sans cesse des subventions au budget. Là, rencontrant l’opposition des commissions de finances, il se trouvera engagé dans des difficultés inextricables. Les abus iront toujours croissants et on en recalculera le redressement d’année en année, comme c’est l’usage jusqu’à ce que vienne le jour d’une explosion » (C’est, là encore, Frédéric Bastiat).

Il faut finir de démonter le programme du CNR pour réorganiser la Protection sociale avec une Grande sécu et un Grand paritarisme. La première fiscalisée, pilotée par l’État et ses bureaux, et un Grand paritarisme responsable et comptable des assurances sociales professionnelles contributives. Il revient aux partenaires sociaux de s’organiser pour parler d’une voix portant sur le champ entier des dispositifs paritaires pour en faire un système articulant formation professionnelle, santé au travail, prévoyance, perte d’emploi et retraites. Ce Grand paritarisme c’est un paritarisme de services, dont le préalable est le syndicalisme à bases multiples5.

Sources :
1. Cour des comptes, « Rapport sur la Sécurité sociale 2022 », 4 octobre 2022.
2. Denis Kessler, « Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde », Challenges, 4 octobre 2007.
3. Antoine Bozio et Étienne Wasmer, « Les politiques d’exonération de cotisations sociales : une inflexion nécessaire », strategie.gouv.fr, octobre 2024.
4. Frédéric Bastiat, Les Harmonies Économiques, 1850.
5. Cf. Michel Monier, « Un renouveau du syndicalisme pour un « Grand paritarisme » », Think Tank Craps, 2 décembre 2024.