Interview
Patrick Martin
Président du MEDEF
1. Le MEDEF a historiquement été à la fois l’un des piliers et l’un des garants de notre modèle de Protection sociale. Ce modèle a connu, depuis plus de vingt ans, de nombreuses évolutions, passant notamment d’un système socialisé à un système fiscalisé, le faisant évoluer de bismarckien à beveridgien. Que vous inspire cette évolution ? Vous satisfait-elle ?
Tout d’abord, j’aimerais rappeler l’importance que revêt notre système de Protection sociale dans la vie des Français. Elle couvre aujourd’hui des champs larges et a vocation à accompagner toutes les étapes de la vie (maladie, invalidité, handicap, famille, chômage, exclusion sociale, retraite, vieillesse, dépendance…).
Comme vous le soulignez, les partenaires sociaux – dont le rôle doit être respecté et la parole écoutée – ont contribué à la Protection sociale de l’après-guerre, un modèle qui est aujourd’hui à la croisée des chemins.
À partir des années 1970, marqués par la montée du chômage de masse, l’apparition de nouvelles formes de pauvreté et l’éclatement du modèle familial, les systèmes de Protection sociale ont évolué entre assurance et assistance, et une universalisation des prestations sociales, qui ne dépendent plus, ou de moins en moins du statut professionnel.
La logique voudrait que ces prestations universelles ne reposent plus sur les revenus du travail et soient financées par un impôt à assiette large, tandis que les prestations contributives continueraient à être financées par les cotisations sociales assises sur les revenus professionnels, ce qui permettrait de clarifier le lien entre payeurs et bénéficiaires de cette couverture sociale.
Or, la France n’a modifié que partiellement le financement de la Protection sociale.
Les ressources de la Protection sociale reposent encore à plus de 60% sur les cotisations payées par les entreprises.
La France est confrontée au défi du financement de la Protection sociale car les déficits s’accélèrent avec un vieillissement accru de la population, posant les conditions de sa prise en charge, une natalité déclinante qui obère la capacité de financement du système de Protection sociale, un système de santé en risque critique et un déficit de la Sécurité sociale de 18 milliards d’euros. C’est dire les défis qui sont devant nous.
Il faudra donc travailler plus, et plus longtemps, pour financer les retraites, la dépendance et l’Assurance Maladie, parce que la richesse d’un pays est directement proportionnelle à la quantité de travail dans celui-ci.
Mais dès lors que le pays augmente son activité, la création de valeur ne doit pas être captée exclusivement par la dépense publique. Au contraire, les prélèvements obligatoires et le niveau de la dépense publique dans le PIB doivent décroître, afin que la création de valeur bénéficie prioritairement à une meilleure répartition de la richesse produite par les entreprises entre toutes ses parties prenantes : salariés, entrepreneurs, investisseurs, sans oublier de contribuer aussi au bien commun, en assurant la pérennité des retraites, et en finançant la santé sous toutes ses formes, publiques et privées. Il y a donc un bon équilibre à trouver entre ces différents usages des fruits de la croissance.
Nous sommes et restons attachés à la pérennité financière du système tout en préservant l’attractivité économique des entreprises.
2. Depuis longtemps et insidieusement, l’État prend la main sur la gouvernance de notre système de Protection sociale. Êtes-vous en phase avec cette évolution ? La démocratie sociale est-elle désormais en péril ?
Le poids global de la contribution sociale des entreprises (assurances maladie de base et complémentaire, retraites, dépendance, politique familiale) est de l’ordre de 300 milliards d’euros par an soit 60% du total des recettes de la Protection sociale.
Cette contribution des entreprises est centrale alors que notre modèle repose encore principalement sur un financement par répartition via des prélèvements sociaux sur les salaires.
Les représentants des entreprises ont donc un rôle majeur à jouer pour s’assurer que ce financement est efficient et bien géré.
Or, les évolutions récentes conduisent de plus en plus à un partage de l’action publique avec l’État, ce dernier sortant de son seul rôle de régulateur de l’intérêt général pour être également opérateur.
Est-ce à dire qu’il y a péril sur la démocratie sociale ? C’est tout l’inverse, cette dernière n’a jamais été aussi vivace et contributrice du débat public !
Pour ne prendre que quelques exemples récents, les partenaires sociaux ont signé très récemment un accord majeur sur la branche accident du travail / maladie professionnelle et sont des acteurs responsables des régimes de retraites complémentaires AGIRC ARRCO.
À la présidence du MEDEF, je suis attaché à contribuer à la vitalité du dialogue social en participant d’une relation de confiance, exigeante, avec l’État et avec les partenaires sociaux. Plus que jamais dans le panorama politique et économique que nous traversons, il est impératif pour les partenaires sociaux d’affirmer leur esprit de responsabilité et leur capacité à se saisir des grands enjeux qui comptent pour les entreprises et leurs salariés. Le MEDEF, en sa qualité de première organisation patronale française représentant 200.000 entreprises employant 10 millions de salariés, contribue activement à faire vivre ce dialogue qui permet, ensemble, de formuler des solutions au plus proche des réalités économiques et sociales du pays, auxquelles les partenaires sociaux sont en temps réel connectés.
3. Notre système de Protection sociale semble plus que jamais fragilisé. Quelles seraient vos recommandations ou idées pour en assurer la pérennité ? Le patronat a-t-il un rôle à jouer pour que les générations futures puissent en hériter sans le fardeau de la dette ? Coût du travail, compétitivité, Protection sociale : existe-t-il finalement une équation magique ?
Sécuriser le financement à long terme de la Protection sociale est un enjeu fondamental et nécessite de sortir d’une approche de court terme.
Compte-tenu du mur démographique qui est devant nous, nous devons réfléchir à une approche stratégique de long terme et non des mesures au coup par coup.
Prenons l’exemple de la santé. Nous plaidons pour une loi de programmation pluriannuelle en santé qui fixe des priorités et donne de la visibilité aux acteurs, privés comme publics, leur permettant également d’investir.
Il est possible de réduire fortement les dépenses, non par des mesures couperets qui mettent en péril la viabilité économique des acteurs de la santé, mais en s’appuyant sur les multiples leviers d’efficience existants, ce qui contribuerait à rendre plus efficace la réponse apportée à nos concitoyens : accélération du virage ambulatoire, hospitalisations et réhospitalisations évitables et actes redondants, incitation à des prescriptions médicamenteuses raisonnées, accélération de l’usage du numérique et du Dossier Médical Partagé, pertinence des actes et des parcours, meilleur financement de l’innovation… nous ferons prochainement des propositions en ce sens, avec l’ensemble des acteurs privés de santé.
L’investissement dans le virage préventif est évidemment au cœur de ces leviers d’efficience et les organismes complémentaires pourraient jouer un rôle majeur en la matière, mais cela suppose qu’ils puissent sortir d’un rôle qui aujourd’hui s’apparente à celui de financeur aveugle et invisible.
La question du vieillissement de la population, de la dépendance, de la prise en charge du grand âge, de la baisse du nombre d’aidants familiaux, qui eux aussi vieillissent, tout ceci montre qu’il faut se pencher sérieusement sur l’avenir de notre modèle de Protection sociale. Dans le cadre de la concertation sur les retraites, qui était annoncée par la Ministre du travail et de l’Emploi avec les partenaires sociaux, le MEDEF souhaite, quand elle aura lieu, que soit mise sur la table la question d’une dose de capitalisation afin de trouver des solutions pérennes à la baisse prévisible du taux de remplacement des pensions avec des solutions d’épargne qui peuvent par ailleurs stimuler la croissance en favorisant l’investissement dans l’économie productive.
4. Comme beaucoup d’autres pays, tels que la Chine, le Japon ou l’Allemagne, la France fait face à la progression de l’éléphant démographique. Cette évolution soulève à la fois des questions sur la soutenabilité économique de notre système de Protection sociale et sur la disponibilité de main-d’œuvre pour nos entreprises. La France doit-elle mettre fin aux 35 heures ?
Les entreprises font face à des difficultés de recrutement, et ce dans tous les secteurs d’activité. Il faut sans doute agir sur le volume d’heures travaillées, même si en France, la productivité du travail est plus importante que chez nos voisins européens.
À mon sens, il faut agir sur le taux d’emploi des seniors – la dernière réforme des retraites va y contribuer mécaniquement – mais également sur ceux qui sont sur le bord du chemin du travail, une partie de la jeunesse notamment dont il est de notre responsabilité de l’inclure. De même, un effort tout particulier doit être consacré aux personnes durablement éloignées du marché du travail et la réforme de France Travail doit véritablement y contribuer.
Il y a là des marges de manœuvre et nous ne pouvons nous contenter de laisser en marge de l’emploi une part importante de la population.
5. L’une des grandes inégalités que notre système de Protection sociale ne parvient pas à corriger réside dans la difficulté qu’éprouvent les ménages les plus précaires à accéder à une couverture de prévoyance en cas de maladie, de décès ou d’incapacité. Pourtant, il s’agit d’un risque de « faillite » pour un grand nombre de nos concitoyens. Seriez-vous favorable à la généralisation de la prévoyance pour les salariés non-cadres ?
Il est vrai que l’instauration d’un régime de prévoyance pour les non-cadres n’est pas obligatoire pour les entreprises. Mais les entreprises à travers de nombreux accords ont mis en place diverses couvertures adaptées notamment aux besoins de leurs salariés.
Il est important de faire un état des lieux ; c’est pourquoi, les partenaires sociaux ont, dans le cadre de leur agenda social autonome, décidé de mener déjà une phase de diagnostic sur les conditions d’une généralisation de la prévoyance aux non-cadres.
6. On dit souvent que l’entreprise est le premier territoire de santé. Face aux nombreuses difficultés rencontrées par nos concitoyens pour accéder aux services de santé, l’employeur peut-il, et doit-il, jouer un rôle dans cet accès ? Peut-il également contribuer à une politique de santé publique par la prévention (vaccinations, lutte contre l’obésité, santé mentale, repérage des violences, etc.) ?
L’entreprise joue d’ores et déjà un rôle important en matière de prévention : relai des campagnes afin de prévenir le cancer du sein, programmes encourageant l’activité physique, mise en place de permanence en matière d’assistante sociale, de points juridiques…
Par ailleurs, les organismes complémentaires proposent également de très nombreux programmes de même nature.
Enfin, compte-tenu de la multiplication de maladies chroniques ou de cancers, de nombreux programmes permettent aux salariés d’adapter leur pratique professionnelle avec leur maladie…
Toute la difficulté est de mettre en place ces programmes sans être intrusifs sur la vie personnelle de leurs salariés.
7. L’allongement de la vie professionnelle soulève inévitablement la question de l’employabilité des seniors. Paradoxalement, la discrimination liée à l’âge demeure fréquente, quelle que soit la taille de l’entreprise. Quels sont les axes de réflexion pour les entreprises en matière de fidélisation et d’attractivité des métiers pour leurs salariés ?
Mécaniquement, le taux d’emploi des seniors va augmenter avec la dernière réforme des retraites mais je suis convaincu de la nécessité d’inciter au retour durable à l’emploi et au maintien dans l’emploi pour accompagner le recul de l’âge de départ à la retraite et remettre sur le marché du travail ceux qui en sont prématurément sortis.
C’est l’ambition et le signal que nous avons voulu adresser à tous, employeurs comme salariés, avec le dernier accord national interprofessionnel sur l’emploi des séniors que nous avons signé le 14 novembre 2024. Pour cela, plusieurs dispositions ont été actées :
– L’emploi des seniors devient un thème de négociation obligatoire (sans obligation de résultat) tous les 3 ans dans les entreprises d’au moins de 300 salariés, et dans les branches ;
– Afin d’anticiper la seconde partie de la vie professionnelle, l’entretien professionnel de mi-carrière (autour de 45 ans) du salarié est renforcé, et peut être préparé avec l’aide d’un conseil en évolution professionnelle, en particulier pour les salariés des TPE et PME ;
– Pour faciliter le recrutement des seniors, un « contrat de valorisation de l’expérience » est créé pour les demandeurs d’emploi de 60 ans et plus, à titre expérimental, pour une durée de 5 ans. En contrepartie d’une embauche en CDI, les employeurs disposeront de visibilité sur l’âge de départ à la retraite du salarié ainsi recruté ;
– Enfin, plusieurs dispositifs d’aménagement de fin de carrière sont facilités : le recours à la retraite progressive devient possible dès 60 ans (après validation de l’employeur, qui peut toujours refuser en motivant sa réponse, dans les conditions déjà applicables aujourd’hui selon le Code du travail).
Évidemment, pour que cet accord produise pleinement ses effets, nous serons très vigilants à la transposition législative de l’accord.