Tribune

« La révolution des données de santé est en marche, et la France ne peut plus se contenter d’être spectatrice »

Par
Alexandre Drezet
Directeur de l’innovation de l’Hôpital Foch

et
Alexandre Vallée, MD, PhD
Médecin de santé publique
Chef de l’unité d’Épidémiologie et de Santé Publique de l’Hôpital Foch

Un retard préoccupant malgré des bases médico-administratives pionnières

Historiquement en avance dans la structuration des bases de données médico-administratives avec le SNIIRAM et le PMSI, la France peine aujourd’hui à concrétiser le potentiel de ces ressources pour orienter efficacement sa politique de santé et favoriser l’innovation. Si plusieurs initiatives ont émergé, leur manque de coordination et l’absence d’une vision cohérente entravent le déploiement d’une véritable stratégie de pilotage par la donnée.

L’utilisation des données rétrospectives reste largement sous-exploitée, à l’exception des bases historiques intégrées au Système National des Données de Santé (SNDS). Bien que cette agrégation ait permis des croisements entre les secteurs hospitalier et ambulatoire, le véritable pouvoir transformationnel de ces données reste limité.

Plusieurs obstacles freinent cette exploitation :
 
– Un périmètre restreint aux remboursements des soins, limitant l’analyse des parcours patients au prisme financier plutôt qu’en termes d’efficacité médicale et organisationnelle ;
– Une agrégation encore cloisonnée à l’échelle des établissements et des cabinets libéraux, empêchant une approche globale et transversale du suivi des patients ; 
– Un manque de confiance dans l’opérateur national, le Health Data Hub, dont la gestion des données via le cloud Azure de Microsoft a soulevé d’importants débats sur la souveraineté numérique et la confidentialité ; 
– Un cadre réglementaire français plus restrictif que celui de nombreux pays industrialisés, freinant l’innovation en matière d’intelligence artificielle et d’exploitation des données de santé.

Un marché stratégique et un enjeu économique de premier plan

Le marché des données de santé est aujourd’hui en pleine expansion, porté par la croissance de la médecine personnalisée, le développement de l’intelligence artificielle et l’essor des plateformes numériques en santé. Selon certaines estimations, le marché mondial des données de santé atteindrait plusieurs centaines de milliards d’euros d’ici 2030. La France, malgré son écosystème médical et académique de premier plan, peine à tirer parti de cet essor en raison de son cadre réglementaire contraignant et d’une réticence à exploiter ces données de manière optimisée.

L’exploitation des données de santé permettrait pourtant :
 
– De réduire les coûts de prise en charge, en optimisant les parcours patients et en limitant les actes inutiles ou redondants ; 
– D’accélérer la recherche clinique et l’innovation thérapeutique, en facilitant l’accès à des cohortes de patients et en développant des modèles prédictifs de réponse aux traitements ; 
– D’attirer les investissements des industriels de la santé et des biotechnologies, en renforçant l’attractivité de la France comme hub de recherche clinique et d’innovation numérique en santé.

Les enjeux éthiques et la souveraineté des données de santé

L’exploitation des données de santé soulève des questions éthiques majeures concernant la protection de la vie privée, la transparence des usages et le consentement des patients. En ce sens : 
 
– Le respect du RGPD et des principes de protection des données personnelles doit être une priorité absolue, afin de garantir la confiance des citoyens et des professionnels de santé ; 
– L’enjeu de la transparence est fondamental : les citoyens doivent être informés de l’utilisation de leurs données et bénéficier d’un droit de regard sur leur exploitation ; 
– L’évitement des biais algorithmiques : les algorithmes d’IA doivent être conçus avec des garanties de neutralité, afin d’éviter toute discrimination dans l’accès aux soins ou la prise de décision médicale.
 
En parallèle, la question de la souveraineté numérique est cruciale. Actuellement, les géants américains et chinois dominent le marché du stockage et de l’exploitation des données de santé. La France et l’Europe doivent développer des solutions souveraines de stockage et de traitement des données médicales, à l’image de projets comme Gaia-X ou des initiatives européennes pour mettre en place un cloud sécurisé.

Un enjeu majeur pour la recherche clinique et l’innovation en santé

L’accès à des bases de données médicales robustes est un facteur déterminant pour la recherche clinique et l’émergence de nouvelles thérapies. Or, la France, qui dispose de l’un des systèmes de santé les plus complets et d’une expertise reconnue en recherche médicale, pourrait devenir un acteur clé dans le domaine des essais cliniques pilotés par la donnée. Les retombées seraient importantes : 
 
– Accélération des essais cliniques : en facilitant l’identification des patients éligibles et en optimisant le suivi des cohortes, les bases de données permettent de réduire les délais et les coûts des études cliniques.
– Développement de la médecine de précision : l’analyse des données en vie réelle permet d’identifier les facteurs de réponse aux traitements et d’adapter les protocoles thérapeutiques aux profils génétiques et physiologiques des patients.
– Amélioration de la pharmacovigilance : le suivi en temps réel des effets secondaires et des interactions médicamenteuses via l’analyse des bases de données de santé renforce la sécurité des traitements.
 
La France a une carte à jouer dans ce domaine en ouvrant davantage ses bases de données à la recherche tout en garantissant un cadre sécurisé et éthique à leur exploitation.

Le rôle des startups et des entreprises technologiques

Les startups de la HealthTech et de la MedTech jouent un rôle croissant dans l’exploitation des données de santé, en développant des solutions d’analyse avancées et des outils d’aide à la décision médicale basés sur l’intelligence artificielle.


– De nombreuses startups françaises sont pionnières dans ce domaine, comme Owkin, Implicity ou BioSerenity, qui exploitent l’IA et les données pour améliorer le diagnostic et la prise en charge des patients.
– Les plateformes d’IA appliquées à la santé se multiplient, permettant d’automatiser l’analyse des dossiers médicaux, d’optimiser la détection précoce des maladies et de personnaliser les traitements.
– Les hôpitaux doivent nouer des partenariats stratégiques avec ces startups pour favoriser l’intégration des innovations technologiques au sein du parcours de soins.

Un enjeu majeur pour les politiques publiques et la transformation du système de soins

La mise en place d’une gouvernance efficace des données de santé est un levier essentiel pour l’amélioration du système de soins. Trois dimensions stratégiques justifient un investissement massif dans cette transformation :
 
– Une meilleure prévention et un diagnostic optimisé : L’analyse rétrospective des données de santé permettrait d’identifier plus rapidement les signaux faibles de certaines pathologies et d’améliorer la détection précoce des maladies chroniques. Grâce à l’intelligence artificielle, le parangonnage des pratiques cliniques et l’analyse comparative des traitements offriraient des recommandations personnalisées à chaque patient en fonction de son profil médical et des expériences passées d’autres patients aux caractéristiques similaires.
– Une médecine fondée sur la preuve (evidence-based medicine) et une prise en charge plus efficace : l’exploitation des données massives permettrait une objectivation des choix médicaux sur la base d’analyses statistiques solides et reproductibles. La prise de décision ne reposerait plus uniquement sur l’expertise individuelle des praticiens, mais serait enrichie par l’analyse de milliards de données issues de la pratique en vie réelle. Cette approche renforcerait l’acceptabilité des innovations organisationnelles et thérapeutiques, notamment auprès des professionnels de santé et des autorités de régulation.
– Un impact économique et une amélioration de l’efficience du système de santé : À l’heure où les finances publiques sont sous pression, l’exploitation des données de santé représente un levier majeur de rationalisation des dépenses. L’identification des doublons, la réduction des actes médicaux inutiles et l’optimisation des parcours patients permettraient de limiter le gaspillage et d’orienter les ressources là où elles sont réellement nécessaires. De plus, une meilleure gestion des flux hospitaliers et des urgences réduirait la saturation des établissements et améliorerait la qualité des soins.

Le rôle central des hôpitaux dans l’exploitation des données de santé

Les établissements hospitaliers occupent une place clé dans cette transition vers une médecine pilotée par la donnée. En tant que principaux producteurs d’informations médicales, ils doivent être au cœur du dispositif de consolidation et d’exploitation des données de santé.
 
– Des hôpitaux comme pôles d’excellence en data science médicale : La structuration des données hospitalières doit être renforcée pour garantir une interopérabilité entre les systèmes d’information et permettre une exploitation efficace à l’échelle nationale. Les CHU et les grands établissements de santé doivent être des hubs d’innovation, en lien avec les laboratoires de recherche et les industriels du numérique.
– Un rôle clé dans la recherche et l’évaluation des innovations : Grâce à la massification des données, les hôpitaux pourraient jouer un rôle central dans l’évaluation en vie réelle des nouveaux traitements et l’analyse de leur efficacité sur des cohortes de patients suivis sur le long terme. Cette capacité d’analyse renforcerait l’attractivité des hôpitaux français pour les essais cliniques et les études d’impact sanitaire.
– Un enjeu de formation et d’acceptabilité : L’exploitation des données doit s’accompagner d’un effort massif de formation des professionnels de santé pour qu’ils puissent s’approprier ces outils et en faire un levier d’amélioration des pratiques médicales. L’intégration des data scientists et des experts en intelligence artificielle dans les équipes hospitalières est également une priorité pour structurer cette transformation.

Valoriser l’intelligence artificielle et garantir la souveraineté numérique

L’intelligence artificielle, dont la matière première est la donnée, ne pourra pleinement jouer son rôle que si la France parvient à structurer des bases de données robustes, sécurisées et interopérables. Le pays dispose d’un avantage compétitif majeur avec son mix énergétique bas carbone, qui lui permet d’envisager une infrastructure numérique durable et peu coûteuse pour le stockage et le traitement des données de santé.

Toutefois, la question de la souveraineté numérique reste cruciale :

– Le stockage des données de santé sur des serveurs étrangers pose un problème stratégique. La France doit accélérer le développement de solutions cloud souveraines pour garantir la confidentialité des informations médicales ; 
– L’accès aux bases de données médicales doit être encadré pour favoriser l’innovation tout en protégeant les droits des patients. Un équilibre entre régulation et flexibilité est nécessaire pour éviter que des contraintes excessives freinent la recherche et le développement de nouveaux outils d’intelligence artificielle.

Une nécessité stratégique pour l’avenir du système de santé

L’heure n’est plus aux hésitations, mais à l’action. La révolution des données de santé est en marche, et la France ne peut plus se contenter d’être spectatrice. Nous disposons d’un système de soins d’excellence, d’une expertise médicale reconnue, d’une recherche clinique de pointe et d’un écosystème HealthTech en pleine effervescence. Pourtant, nous sommes encore trop frileux face à l’exploitation des données, laissant d’autres nations structurer l’avenir de la médecine de précision et de l’intelligence artificielle en santé.

Ne nous y trompons pas : les données de santé ne sont pas seulement une ressource, elles sont un levier stratégique, un moteur d’innovation et un outil de souveraineté. Elles représentent un accélérateur de progrès médical, un atout économique majeur et une opportunité unique d’optimiser notre système de soins.

Nous avons tout pour réussir. Il est temps d’ouvrir l’accès aux données dans un cadre sécurisé, de structurer leur exploitation à grande échelle, d’accompagner l’innovation des startups, d’impliquer nos hôpitaux et de garantir une souveraineté numérique forte. En faisant ce choix audacieux, la France peut non seulement améliorer la qualité des soins et maîtriser ses dépenses de santé, mais aussi devenir un modèle européen et mondial de gouvernance des données médicales.

Le XXIᵉ siècle sera celui de la médecine personnalisée, de l’intelligence artificielle et des décisions basées sur la preuve. À nous d’être à la hauteur de ce défi.