Florence Lendroit & Isabelle Lecointre
Présidente de l’ANFEM & Secrétaire Générale de l’ANFEM
En 1991, quand les armées françaises sont parties faire la guerre du Golfe, le soutien des familles avait disparu dans la plupart des unités. Certes, les épouses de lieutenants et de capitaines faisaient un petit effort pour aller au « thé de rentrée de l’épouse du chef de corps », quand il y en avait un… puis s’en retournaient à leurs occupations, assez satisfaites de vivre leurs vies loin de celles de leurs « militaires de maris ». Et les chefs, quels que soient leurs grades, ne recevaient plus leurs subordonnés et leurs épouses à dîner… Si le métier de militaire engageait les hommes, leurs épouses se sentaient bien loin du monde militaire que leur décrivaient leurs mères et leurs grands-mères.
Et puis voilà : guerre du Golfe. Les Français avaient peur. Les familles des militaires entendaient des prévisions horribles : l’armée irakienne est super entraînée, super équipée, un Français sur trois ne reviendra pas, ils ont des armes chimiques en quantité, etc. La guerre, en première ligne de toutes les « grands-messes » de 20 heures à la télévision, le seul sujet sur l’unique chaîne d’informations en continu (France Info), bien sûr sans aucun moyen d’avoir des nouvelles autrement. On se souvient même d’un reportage télévisé qui montrait les centaines de cercueils embarqués dans les Transall ! L’angoisse était palpable.
Alors, les régiments se sont organisés, vaille que vaille, pour récupérer les numéros de téléphone des compagnes, leurs adresses, et ont organisé des journées d’information, avec le peu de nouvelles qu’on voulait bien nous partager. Rares. Et bien sûr, le courrier (le seul moyen de communication familial) désorganisé.
Et au fil des missions suivantes de nos maris : Côte d’Ivoire, Rwanda, Somalie, Ex-Yougoslavie, Afghanistan, Liban, Gabon, Irak, Mali, Tchad, Niger, mais aussi Djibouti, Guyane, Haïti, Sentinelle, Résilience et autres, tous les militaires, sur terre, sur mer, dans les airs partent deux, quatre ou six mois. Et toutes les familles ont vécu l’Absence.
La communauté de Défense s’est organisée, petit à petit, au sein des unités, pour une meilleure connaissance des familles des militaires. Une logistique s’est mise en place, les régiments ont accompagné les vies quotidiennes : les mamans qui accouchent toutes seules, celles qui ont des enfants malades, celles qui doivent faire face à un pépin ancillaire… Des Bureaux environnement humains recensent les familles, sont leur Point de contact, organisent des journées d’information, les portes ouvertes, que les conjoints soient là ou pas.
Une prise en compte indispensable de l’environnement du militaire dont la vocation exige non seulement des absences mais aussi celle de faire la guerre et d’éventuellement tuer, au risque de sa propre vie. Ces bureaux travaillent étroitement avec les acteurs sociaux : assistantes sociales, psychologues, médecins militaires, bureaux de garnison, etc.
Mais il manque une dimension humaine au soutien des familles. Nous toutes, les épouses, en plus des absences, on a peur. Peur qu’il revienne blessé, physiquement ou psychologiquement, peur que nos enfants grandissent sans lui, peur d’ouvrir un jour la porte au chef de corps en gants blancs. Cette angoisse prégnante, terrifiante pour nous, est incompréhensible pour ceux et celles qui ne la vivent pas. Et les seules qui peuvent comprendre, sans mot, sont celles qui vivent la même chose.
Et là, la personnalité de l’épouse de chef, chef de corps, commandant en second, commandant d’unité, est déterminante pour tisser le lien. Combien d’entre elles racontent les heures passées au téléphone pour prendre des nouvelles du petit dernier malade, de la fausse couche de la semaine dernière, du coup de cafard qui inonde. Rien n’est écrit, il n’y a pas de statut, pas d’obligation de la « Bonnemine » (femme du chef), mais elle est essentielle au cœur, au-delà des mots. Rassurante aussi pour les hommes absents. L’esprit de famille !
XXIe siècle… ! Tout a changé encore. La société a beaucoup évolué, la famille militaire aussi : féminisation, professionnalisation, les carrières des conjointes, le célibat géographique. Comme dans la société civile, où les réseaux sociaux favorisent l’instantanéité, pendant les Opérations extérieures les conjoints gardent le plus souvent un contact journalier ou presque, et celui qui reste en France n’a plus ce même besoin d’information et de soutien de la part de l’unité militaire.
On serait donc, puisque les nouvelles ne passent plus par le régiment mais entre conjoints directement et immédiatement, à nouveau face à une sorte de dilution physique du corps de la Famille militaire ? Il semblerait que l’expression de ce besoin se soit simplement déplacée. On la retrouve sur les réseaux sociaux et dans les associations de conjoints. On voit fleurir sur le Net des groupes fermés Facebook « La Milihouse », « Je suis femme de militaire et j’assume », avec des discussions très spécifiques et intimes qui permettent aux familles de trouver des réponses à leurs questions et surtout de partager l’angoisse. Et le maillage national de l’Anfem (Association nationale des familles de militaires) toujours prête à apporter un soutien physique, matériel, psychologique est aussi primordial.
Mais au-delà de tout, rien, jamais, ne remplacera l’indispensable contact humain au sein du régiment, le lien indéfectible créé par les bras consolants de celle qui comprend, sans mot, la douleur de l’autre.