Lucien Vicenzutti
DIRECTEUR D’HÔPITAL
Nous n’avons pas oublié que juste avant la crise sani- taire du Covid-19 l’hôpital public était secoué par une profonde crise sociale : grève des urgences, grève du codage médical des activités, démission en masse de responsables médicaux, épuisement professionnel…
Pourtant à bout de force, l’hôpital public a su admirablement encaisser le choc de l’épidémie du Covid-19, très violent notamment dans les régions Grand Est et Île-de-France, pour soigner et sauver des milliers de gens. Porté par le courage des médecins, des soignants et de tous ceux qui concourent à la logistique, il a été capable en quelques jours de transformer et d’adapter son organisation à la crise sanitaire, en doublant sa capacité de réanimation. Bravant les pénuries multiples de matériels il a mis en œuvre des mesures de fortune pour pouvoir fonctionner. Il a tenu ! Très grande est la dette de la nation envers l’hôpital public à qui le chef de l’État a promis la reconnaissance de ses professionnels et des moyens pour le renforcer.
Mais derrière la crise sanitaire, se profilent la crise économique et probablement le retour de la crise sociale. Le jour d’après viendra le temps du bilan et de la réflexion. Sur le fond, de quoi cette crise sociale est-elle le nom ? Je me risque à dire que cette crise reflète le besoin de reconsidérer en profondeur les liens qui unissent depuis longtemps l’hôpital, la nation et l’État.
En tant que service public, l’hôpital est au service de la nation, donc de la population diverse qui la compose. Mais sous le principe affiché d’égal accès aux soins, se sont développés le consumérisme médical d’une part et les inégalités sociales et territoriales d’autre part.
Soumis à la tarification à l’activité et la maîtrise budgétaire, comme pour mieux le contraindre à se transformer, l’hôpital public s’est épuisé ces dernières années dans une concurrence inutile et une course à la production et à la productivité. Par ailleurs obligés de prendre en charge les populations les plus précaires et de compenser la désertification médicale des territoires éloignés, nombreux sont les médecins et les soignants qui estiment ne plus être en mesure d’apporter des soins de qualité à tout le monde, partout et de la même manière.
Il y a fort à craindre que le maintien de l’hôpital public dans une logique de compétition à jeu inégal entre les territoires et entre les statuts public et privé, après les d’efforts consentis durant le crise sanitaire, ne fasse qu’amplifier la colère sociale. L’absence d’alternative risque d’entraîner le chaos social, le blocage de l’hôpital dans des conflits interminables, et au bout du compte le découragement des bonnes volontés. La situation peut au contraire conduire à poser les termes d’une transformation nécessaire et acceptable par tous. Il faut savoir tirer les enseignements de chaque crise.
En effet, la crise sanitaire du Covid-19 a montré que ce qui a plutôt bien fonctionné pour éviter la catastrophe, c’est d’une part la solidité des derniers remparts de l’État social pour protéger et soigner les plus fragiles. C’est d’autre part la capacité d’initiative et d’imagination de l’hôpital, fort de l’engagement désintéressé de ses « agents publics » et du soutien consenti par l’État pour alléger ses contraintes et garantir son financement.
De même la crise sociale implique, dans un contexte où la situation économique sera aggravée, de définir un projet autour de trois enjeux : sanitaire, social et démocratique.
Au plan sanitaire, priorité doit être donnée à la prévention et au dépistage pour soulager en amont le fardeau de l’hôpital. Nous avons tous été pris au dépourvu par l’épidémie du Covid-19, faute de préparation. N’attendons pas qu’il soit trop tard pour anticiper d’autres fléaux moins rapides mais tout aussi dangereux tels que l’obésité, les addictions, les troubles mentaux, la dépendance liée au grand âge ou au handicap. Cela nécessite une véritable combinaison entre la formation des professionnels de santé, l’éducation sanitaire des citoyens et des soins de premiers recours. C’est aussi la capacité à faire travailler ensemble les hôpitaux avec la médecine de ville, le secteur social (précarité, enfance, famille…) et le secteur médico-social (personnes âgées et handicap) : il s’agit de favoriser l’autonomie des citoyens par la santé et l’emploi, c’est dire le maintien à domicile et la réinsertion sociale.
Au plan social, seul le dialogue permettra de trouver une meilleure régulation entre les exigences de l’organisation de l’hôpital et celles des personnels hospitaliers. Il convient de redonner du sens au travail en cernant mieux les missions de l’hôpital, dans un objectif partagé de qualité des soins et d’égalité d’accès aux soins entre les territoires. Malgré les difficultés financières qui pèseront, il sera alors plus acceptable d’ajuster l’allocation des ressources aux contraintes du travail. Le dialogue social entre directions, les équipes médico soignantes et les syndicats doit reposer sur la responsabilité partagée et non sur des algorithmes.
Au plan démocratique, la crise du Covid-19 a rappelé le besoin de l’intervention de l’État et d’une véritable solidarité européenne mais aussi affirmé la volonté des collectivités locales d’agir efficacement dans le domaine de la santé publique et de la protection des populations. Il appartient à la représentation nationale, avec l’élan et la contribution du débat citoyen, d’apprécier les bons niveaux de délégation et de redéfinir la place de l’État dans le pilotage de la santé publique et l’hôpital en particulier. Ce débat est d’autant plus important qu’il engage désormais, avec le développement du numérique, non seulement le respect des libertés publiques et individuelles mais aussi la protection des données de santé. La nation doit se réapproprier non seulement l’industrie des produits de santé mais aussi la maîtrise des nouvelles technologies et de leur emploi par le système de santé.
Cette double crise sociale et sanitaire fait entrer l’hôpital de plain-pied dans une aire nouvelle avec des risques nouveaux à maîtriser et des potentialités nouvelles à exploiter : il est en droit de demander à l’État les moyens de sa mission pour conforter sa place au sein de la nation.