Tribune

« Avec la création de la CSG, le système de Protection sociale à la française allait muter de bismarckien en beveridgien, par touches successives en un quart de siècle, subrepticement, dans l’indifférence générale »

Hervé Chapron
Membre du Comité directeur du CRAPS

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Cette analyse est issue du chapitre 3 « Les Ruptures » de notre ouvrage « Les 11 incontournables de la protection sociale ».

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LE TEXTE & LE CONTEXTE

RÉSUMÉ DE LOI DE FINANCES N° 90 1168 JOURNAL OFFICIEL DU 30 12 90 N° 303 PAGES 16367-16423.
29 décembre 1990.

Le mode de financement de la Protection sociale en instituant (art. 127 à 135) une contribution sociale généralisée (CSG) au taux de 1,1 % qui substitue pour partie à des cotisations assises sur les seuls revenus du travail une nouvelle forme de prélèvement assise sur l’ensemble des revenus, est modifié. Elle se compose de 3 éléments : une contribution sociale sur les revenus d’activité et sur les revenus de remplacement, une contribution sociale sur les revenus du patrimoine, une contribution sociale sur les produits de placement. L’assiette de cette contribution portera sur le montant brut des rémunérations et salaires et des allocations de chômage, réduit de 5 % au titre des frais professionnels…

Alors qu’en Allemagne, les principes d’un système de Protection sociale ont été proclamés dès les années 1880 par le chancelier Bismarck, et en Angleterre à la suite du rapport Beveridge, en pleine Seconde Guerre mondiale, la France attendra la Libération et un consensus politique historique pour élaborer un système de Protection sociale issu des principes du Conseil national de la Résistance. À ce moment de l’ardente obligation de la reconstruction et de la mobilisation des capacités de production, le financement de ce système de Protection sociale à l’ADN bismarckien était assis sur le travail. Progressivement, un État-providence se mettra en place. Sous l’effet des crises économiques successives, l’évolution de son mode de financement, mêlant cotisations sociales et prélèvements fiscaux, modifiera la nature même de ce système. La création de la CSG marque, en 1991, l’engagement définitif dans cette voie.

Tout au long des Trente glorieuses – période de progrès social sans précédent grâce à l’expansion économique due à la reconstruction et à une vision claire et consensuelle de ce que doit être une Nation moderne – modifié par les ordonnances Jeanneney visant à clarifier les comptes de la Sécurité sociale, et complété en 1958 par le régime d’Assurance chômage – ce système a parfaitement répondu aux objectifs fixés : protection obligatoire fondée uniquement sur le travail, le droit à prestations sociales reposant sur une participation financière des ouvriers et des employeurs prenant la forme de cotisations sociales qui ne sont pas proportionnelles aux risques mais aux salaires. Enfin, l’ensemble du système est géré par les représentants des salariés et des employeurs. C’est la reconnaissance de facto du paritarisme comme mode de gouvernance.

En 1974, le baril de pétrole passe brutalement de 115 francs à 375 francs. La France dépendante de l’extérieur en termes d’approvisionnement énergétique voit ses indicateurs passer inéluctablement au rouge. Le premier choc pétrolier marque la fin d’une période de forte croissance, celle-ci étant divisée par deux pour ne s’élever de 1974 à 2007 qu’à 2,2 % en moyenne annuelle. Ainsi aux Trente glorieuses (1945-1974) succèdent, selon Nicolas Baverez, les Trente piteuses (1974-2004). Licenciements d’envergure, plans sociaux à foison, âge d’or du low cost, le concept de délocalisation (des centres de production) va apparaître comme la solution aux chefs d’entreprise… Pire, certains iront même à prétendre que l’avenir, c’est une industrie sans usine… priorité donc au secteur tertiaire ! La France entrera inéluctablement dans un chômage de masse.

Cette nouvelle période se caractérise aussi par une augmentation aléatoire et non plus linéaire du pouvoir d’achat, un renchérissement important du coût des matières premières et une absence de croissance forte, remplacée par une croissance molle1 ! La Chine, par son coût du travail dérisoire, devient l’usine du monde et, progressivement, le chômage des jeunes un fléau national, celui des seniors un drame. Le diplôme n’est plus gage de réussite, le contrat à durée déterminée (CDD) s’installe comme le passage obligé avant le contrat à durée indéterminée (CDI). En réalité, le salariat apparaît dès lors comme une modalité de l’emploi de plus en plus précaire dans la nouvelle révolution industrielle qui bouleverse l’économie mondiale… En devenant anxiogène, le travail – fondement du financement du système bismarckien de Protection sociale – sera subi d’abord dans un contexte de délocalisation massive de l’industrie, ensuite dans un climat de concurrence interne dans l’entreprise. Les dépenses de santé explosent, tant par l’allongement de la durée de vie, que par le coût des thérapies et, fait nouveau, psychologiquement fondamental, les Français ne croient plus que leurs enfants pourront vivre dans la prospérité qu’eux, parents, ont connue. Le séisme qu’a été le déplacement du centre de gravité industriel du monde, l’abandon de filières historiques du paysage industriel français ont eu raison de l’optimisme officiel : la sidérurgie, le textile, l’industrie du bois, l’automobile… C’est par centaines de milliers que des emplois, souvent répétitifs, à faible plus-value, exercés souvent de père en fils, ont été détruits. Le nombre d’ouvriers passe de plus de 8 millions en 1975 à 5,5 millions dans les années 2000. La part de l’industrie dans la valeur ajoutée est alors passée de 25 % en 1960 à 10 %. Cette baisse est à rapprocher de la croissance continue de la part des services marchands, qui passe de
35 % au début des années 1950 à plus de 50 % aujourd’hui, et dont les salaires sont inférieurs à ceux de l’industrie.

Pour faire face à cette situation inédite que l’on veut croire temporaire, chaque gouvernement invente des placebos, construit des lignes Maginot : contrats aidés, réformes du Service public de l’emploi allant jusqu’à la création de Pôle emploi, multiples réformes de la formation professionnelle, création du RMI, RSA… pour au final partager ce qui manque le plus, le travail, en réduisant son temps à 35 heures hebdomadaires… Pour autant, les dépenses – allocations chômage, dépenses de santé etc. – croissent structurellement plus vite que les recettes. Le budget de l’État est, depuis 1974, en déficit à l’image des comptes sociaux. C’est le temps de la dette ! Et ce sera donc le temps des prélèvements !

C’est dans ce contexte que le Gouvernement Rocard prenant en compte à la fois la situation des comptes de la Sécurité sociale et les critiques régulièrement formulées à l’égard du financement de la Protection sociale sur la seule base des cotisations – alourdissement du coût du travail, portant uniquement sur les revenus du travail, légitimité faible car seuls les salariés cotisaient alors que tous les résidents en France bénéficient de la Sécurité sociale – crée par la loi de finance de 1991 un nouvel impôt, la contribution sociale généralisée (CSG).

Devant l’Assemblée nationale, en novembre 1990, Michel Rocard défendait sa réforme :

« Nous devons maîtriser l’évolution des dépenses sociales et nous devons en répartir justement – je dis bien “justement” – la charge entre tous. […] Les cotisations sociales touchent davantage les bas et moyens revenus en raison de leur plafonnement et de leur déductibilité fiscale. Elles reposent, pour l’essentiel, sur les salaires et pèsent ainsi sur le coût du travail, donc sur l’emploi… […] Mon Gouvernement propose aujourd’hui l’élargissement à l’ensemble des revenus, capital compris, du financement de la Sécurité sociale. […] La contribution sociale généralisée marque une étape fondamentale de la réforme de notre système de prélèvement fiscal et social. »

Prélevée à la source, assise sur l’ensemble des revenus des personnes résidant en France qu’ils soient des revenus d’activité (salaires, primes et indemnités diverses) ou de remplacement (pensions de retraite, allocations chômage, indemnités journalières), des revenus du patrimoine (revenus fonciers, rentes viagères), des produits de placement (revenus mobiliers, plusvalues immobilières) ou des sommes engagées ou redistribuées par les jeux, la CSG est recouvrée par les URSSAF sur la partie « revenus d’activité » et par l’administration fiscale sur la partie « revenus du patrimoine » et est reversée à la branche famille, au fonds de solidarité vieillesse (FSV), à la branche maladie et à la caisse nationale de solidarité (CNSA) pour l’autonomie.

ANALYSE

Il est symptomatique au regard à la fois des idéaux du Conseil national de la Résistance et de leur mise en place initiale que la nature de la CSG fasse toujours l’objet de positions juridiques contradictoires. En effet, selon le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel et donc des services de l’État français, la CSG est bien un impôt ce qui permet de justifier le caractère progressif de la CSG sur certains revenus (pensions de retraite et indemnisation du chômage), l’assujettissement des revenus du patrimoine ainsi que l’absence d’ouverture de droits sociaux supplémentaires découlant des contributions versées. Pour autant, la Cour de cassation suivant la Cour de justice de l’Union européenne la considère ainsi que les autres prélèvements sociaux français de fait comme des cotisations sociales au prétexte qu’« un lien direct est suffisamment pertinent avec certaines branches de la Sécurité sociale ».

Désormais, le financement de la Sécurité sociale est assuré par trois grandes catégories de prélèvements :

– Les cotisations sociales obligatoirement versées par les entreprises et les salariés, par les nonsalariés pour être éligibles aux prestations sociales.

– Le financement désormais fiscal par les impôts et taxes affectés (ITAF). Parmi la cinquantaine d’ITAF existants, la contribution sociale généralisée (CSG). On peut citer également la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS), créée en 1996, ainsi que diverses contributions dues par les entreprises, des taxes sur les produits considérés comme nuisibles à la santé (alcool, tabac) ou la contribution solidarité autonomie (CSA) à la charge des employeurs et affectée à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie des personnes âgées ou handicapées.

– Les contributions publiques de l’État et des collectivités locales financent notamment des dépenses de solidarité (ex. : revenu de solidarité active, Fonds de solidarité vieillesse), une partie des exonérations de cotisations employeurs pour les bas salaires, et subventionnent des régimes de façon permanente ou en cas de difficultés (ex. : les régimes de retraite de certaines professions dans lesquelles le nombre d’actifs cotisants est inférieur au nombre de retraités).

Avec la création de la CSG, le système de Protection sociale à la française allait muter de bismarckien en beveridgien, par touches successives en un quart de siècle, subrepticement, dans l’indifférence générale. Au motif initial de la recherche de financement qui ne pèse pas sur le coût du travail, s’est ajouté celui du pouvoir d’achat des salaires.

Le mouvement de fond de définancement bismarckien s’est encore renforcé par l’amélioration de la productivité apportée par la numérisation des activités et l’économie numérique des plateformes qui « cannibalisent » désormais l’emploi salarié et donc les cotisations sociales. Avec ce nouveau cycle, succédant aux Trente piteuses, – les Trente numériques2 – la perspective « d’une révolution industrielle sans croissance3 » générant un monde de « travailleurs sans travail4 » se précise. La généralisation de la CSG apparaît alors comme la solution pour financer les dépenses sans cesse en augmentation générées par la Protection sociale par son adaptabilité, sa progressivité, sa facilité de mise en place. Rien d’étonnant dans ces circonstances qu’en 2018, les cotisations salariées finançant l’assurance chômage soient remplacées par l’impôt à travers la CSG.

Conséquence de l’introduction de la CSG pour financer la Protection sociale, l’étatisation à marche forcée de celle-ci. Cette étatisation en totale opposition avec les principes édictés par le CNR est lourde de conséquences et oblige le citoyen à se questionner.

Alors que le constat est unanimement partagé d’une omniscience discutable et d’une omniprésence contestable de l’État depuis un demi-siècle, peut-on encore croire aux vertus d’un État-glouton, décomplexé au point d’étendre systématiquement son spectre d’intervention au rythme de ses propres échecs ? Peut-on, à la lueur de quarante années d’étatisation rampante, encore espérer dans le « Tout-État » au risque d’y perdre définitivement l’âme de notre société vécue comme libérale mais désormais fortement socialisée ?

Peut-on supporter ad vitam aeternam une redistribution, dopée par le mythe d’une dette non remboursable, qui marginalise la valeur du travail ? La nouvelle économie numérique, les transitions écologique et démographique ne sont-elles pas des enjeux qui, à l’identique de ceux de la reconstruction de l’après-guerre nécessitent une autre vision que celles de l’action immédiate et des « rustines sociales » ? La dette et l’impôt ne financent-ils ainsi pas le « détricotage » du modèle du CNR sans pour autant inventer un modèle global prenant en compte les enjeux de ce XXIe siècle déjà bien entamé ?

Avec l’expertise technocratique qui supplante à bas bruit celle des corps intermédiaires, le risque n’est-il pas celui de voir disparaître ce qu’il reste de démocratie sociale ?

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Sources:
1. Valéry Giscard d’Estaing.
2. Hervé Chapron. Emploi : tout va très bien Madame la Marquise. Éditions Docis. 2016.
3. Daniel Cohen.
4. Hannah Arendt.

© Crédit photo : Olivier Clément / Cocktail Santé