Tribune
Gilles Girard
Directeur général de Thémis Conseil
Le coût de la dépendance est tel que la réponse politique a jusqu’à présent consisté à donner quelques coups de pinceau au dispositif d’aides. Mais une approche globale de l’autonomie est aujourd’hui un impératif absolu, tant les enjeux sont élevés.
En 2030 – c’est-à-dire demain -, au moins 3 millions de Français seront en situation de perte d’autonomie du fait de leur âge. Et à partir de 2030, le nombre de ces personnes dépendantes augmentera de 40 000 individus par an jusqu’en 20401. Derrière la sécheresse de ces chiffres se cache une problématique sociétale de grande ampleur : quel sort voulons-nous réserver à nos aînés dans les années qui viennent et plus particulièrement à ceux que le grand âge a rendus plus vulnérables et dépendants des autres pour tous les actes de leur vie quotidienne ? Face à ce sujet, le monde politique semble avoir choisi la stratégie de l’évitement ou du regard détourné.
Il faut dire que la réalité financière de la dépendance est complexe. Elle représente aujourd’hui un enjeu de l’ordre de 30 milliards d’euros par an, pris en charge pour l’essentiel par la dépense publique. La perspective de voir ce montant doubler dans les quinze ans qui viennent, pour suivre l’augmentation du nombre de personnes dépendantes à cet horizon, a tendance à tétaniser le pouvoir politique. D’autant que le rapport Libault2, publié en 2019 et qui continue de faire autorité sur le sujet, fait clairement apparaître que les Français veulent que le risque de dépendance soit majoritairement pris en charge par l’État.
Il faut dire que la réalité sociale de la dépendance liée à l’âge est assez cruelle : plus de 610 000 personnes vivent dans l’un des 7 200 Ehpad que compte notre pays. Elles y sont exposées à un « reste à charge » de plus de 1 800 euros par mois, alors que le montant moyen de la retraite en France est un peu supérieur à 1 300 euros. Quant à ceux qui peuvent continuer à vivre chez eux, ils ne s’en sortent que grâce à 11 millions d’aidants familiaux, dont 9 sur 10 ne perçoivent aucune contrepartie financière pour leur engagement, alors que leur travail a été valorisé dans une fourchette de 7 à 18 milliards d’euros, un chiffre cité dans le rapport Libault.
En outre, s’il existe des solutions pour les dépendances « reconnues », notamment par le biais du classement GIR, la France comptera en 2030 près de 9 millions de personnes âgées de plus de 75 ans, alors que la capacité d’accueil actuelle des Ehpad ne couvre qu’à peine 10 % de cette population. Il est peu de dire que la question de l’hébergement et les conditions de vie des personnes âgées, dépendantes ou non, va se poser avec acuité dans les quelques années qui viennent, si l’on veut notamment alléger la charge de travail des hôpitaux, dont 20 % des patients hospitalisés sont des personnes âgées de plus de 75 ans.
Devant cette réalité, on observe la mise en place de stratégies « d’évitement », par le biais des associations locales et/ou caritatives d’aide à domicile (déjà souvent en difficultés), qui doivent prendre le relais pour répondre à toutes les demandes. De plus, de nouvelles « associations » ou « entreprises » à but lucratif se démultiplient, au risque d’augmenter le risque d’abus de faiblesse ou d’une assistance à domicile non-adaptée par des personnels qui ne sont pas formés à l’accompagnement des personnes en situation de dépendance. On voit donc bien les insuffisances de ces propositions.
En outre, il faut souligner la lourdeur des démarches administratives et des procédures trop contraignantes, voire absurdes, qu’il s’agisse de prise en charge des personnes dépendantes ou des modalités de l’emploi à domicile. La législation française empêche ainsi tout emploi à domicile de quelqu’un qui veillera au bien-être de la personne dépendante 24h/24h. Cette dernière ne peut pas décider d’avoir quelqu’un avec elle contre rémunération « nourrie/logée/blanchie »… alors que pour d’autres emplois, il existe la possibilité d’avoir une personne assignée à demeure (les gardiens d’immeuble par exemple).
Coups de pinceau
Face au coût de la dépendance, la réponse politique a consisté à donner quelques coups de pinceau au dispositif d’aides, notamment avec l’Allocation personnalisée d’autonomie, qui permet, sous certaines conditions, de payer les frais du maintien à domicile ou une partie du tarif dépendance des Ehpad. Mais il aura fallu près de vingt ans pour que voit le jour cette fameuse « cinquième branche » de la Sécurité Sociale, dédiée à l’autonomie, une réforme qui est entrée en vigueur officiellement en mai 2022. Encore faut-il préciser que cette branche, contrairement aux autres, ne sert aucune prestation directe, n’a pas de lien avec les assurés et ne possède pas de présence sur le terrain, ce qui n’en facilite pas la « visibilité »… En réalité, aucun choix clair n’a encore été opéré pour le financement de la dépendance entre la fiscalité, les cotisations assises sur le travail ou l’assurance privée.
On chercherait donc en vain, au cours de ces dernières années, une approche globale de l’autonomie (malgré l’annonce de plusieurs « plans », jamais concrétisés) qui en épouserait à la fois les aspects financiers (quel rôle pour les acteurs privés ou mutualistes, qui aujourd’hui n’encaissent qu’environ de 800 millions d’euros de cotisations par an au titre de la dépendance, à comparer aux 40 milliards de la prévoyance santé ?), sociaux (comment valoriser les professions liées au maintien à domicile des personnes dépendantes ?) et sociétaux (quelle place faire aux seniors dans une société de plus en plus gagnée par le « jeunisme » ?).
Ce n’est qu’en reliant ces différents éléments entre eux que l’on pourra affronter de façon constructive et créative la question de la dépendance et œuvrer ainsi à la construction de cette société plus juste et plus inclusive que chacun appelle de ses vœux.
1. Chiffres extraits du Livre Blanc de France Assureurs consacré à la dépendance (2022)
2. Dominique Libault, Rapport issu de la concertation « Grand âge et autonomie », mars 2019.