Interview
DIDIER JOURDAN
Titulaire de la chaire UNESCO et Directeur du centre collaborateur OMS « EducationS & Santé »
Vous êtes directeur du centre collaborateur OMS pour la « Recherche en éducation en santé » et titulaire de la chaire UNESCO « EducationS et Santé » inaugurés en 2018. Quelle est l’ambition de cette chaire ?
Didier Jourdan : Chacun perçoit aisément les liens qui unissent la santé et l’éducation. Plus le niveau d’éducation d’une personne est élevé plus sa santé a des chances d’être bonne. Corolairement, la santé est un déterminant clé de l’éducation. Ancrée dans les différents réseaux internationaux, la chaire a pour ambition de produire des connaissances, de les partager et de contribuer au changement social à l’intersection de l’éducation et de la santé des enfants et des jeunes. Elle se réfère aux stratégies de l’OMS et de l’UNESCO et prend ainsi place dans la dynamique des Nations Unies en référence aux objectifs 2030 du développement durable. Une chaire comme la nôtre est avant tout une communauté qui associe des scientifiques, des décideurs, des professionnels et des citoyens engagés.
La chaire est un catalyseur, un médiateur entre le monde académique, les institutions, les réseaux, les communautés professionnelles, les syndicats, les collectivités. À travers quatre axes de travail, elle facilite la collaboration et donne plus de visibilité au travail de ceux qui œuvrent à l’échelon mondial, national et local pour promouvoir la santé des enfants et des jeunes. Elle contribue par ailleurs à la production et au transfert de connaissances orientées vers l’action et concourt à la formation et au développement des compétences des acteurs. La chaire apporte également son expertise et contribue à l’élaboration des recommandations des agences des Nations Unies.
La réouverture des écoles après une fermeture – aux effets délétères sur la santé physique et mentale des élèves – pour lutter contre l’épidémie est apparue comme un défi majeur. Quel est votre regard sur le sujet ?
D.J. : La fermeture des écoles dans le cadre du confinement a eu un impact sur la santé mentale et physique des enfants, principalement pour les plus vulnérables d’entre eux car fermer les écoles c’est limiter l’accès à des repas équilibrés, à des services sociaux et sanitaires etc. Le confinement influence également l’éducation en termes de pertes d’apprentissage pour les enfants et d’accroissement des inégalités. À titre d’exemple, il a été montré que la poursuite d’études après le secondaire aux États-Unis avait baissé de 6,8 % du fait de la crise sanitaire mais avec des écarts majeurs en fonction du niveau socioéconomique. La baisse est de 11,4 % pour les plus vulnérables contre 2,9 % pour les plus favorisés. En tout état de cause, la fermeture des écoles a un impact durable sur les enfants. C’est un phénomène qui s’observe déjà pendant les vacances scolaires pour les élèves les plus précaires d’entre eux.
Du fait des enjeux, il est essentiel de permettre aux écoles de ne pas fermer et si c’est le cas, de leur permettre de rouvrir. Pour autant, la réouverture des écoles est un processus progressif qui doit s’appuyer sur des données solides. En effet, même s’ils sont moins touchés que les adultes par la Covid, les jeunes enfants ne sont pas épargnés et ils transmettent le virus. Pour les adolescents et les jeunes adultes, les taux de contamination sont presque les mêmes que ceux de la population générale.
Pour fonder une politique de réouverture il est donc nécessaire d’intégrer des critères d’âge dans les réflexions. Il est aussi essentiel de prendre conscience que selon le contexte local, la dynamique de l’épidémie varie (la situation des écoles est différente à Brest où l’incidence est de moins 70 et à Paris ou elle dépasse 600 à ce jour). Si les taux de transmission sont modérés dans la communauté, il a été démontré qu’il n’y a pas d’incidence de la réouverture des écoles sur les taux d’hospitalisation. Ce n’est pas le cas si les taux sont élevés. Le fait que les écoles soient le dernier endroit à fermer ne signifie pas qu’il ne faille pas les fermer. Les études mettent par ailleurs en exergue la nécessité de mettre en oeuvre les mesures barrières dans le même temps que la réouverture des écoles. Enfin, il ne faut pas oublier que les enseignants et les équipes d’établissement sont également touchés. La problématique de leur engagement doit être prise au sérieux tant dans la préservation de leur santé que dans les moyens qui leur sont attribués, afin qu’ils puissent tenir dans la durée. Si les conditions de sécurité ne sont pas réunies ou s’il manque trop de personnel, il faut limiter la charge avec moins d’enfants ou ne pas rouvrir. Trois critères sont systématiquement à prendre en compte : l’incidence au niveau local, les cas signalés et la capacité des écoles à mettre en œuvre les mesures barrières. Dans tous les cas des mesures différenciées selon les contextes sont indispensables.
Vous considérez que l’éducation à la santé n’est pas seulement une affaire de spécialistes. Quel devrait-être selon vous le rôle des enseignants en la matière ? Sont-ils assez formés ?
D.J. : La question de la santé dépasse largement celle de notre rapport au système de soins. Ses déterminants dépendent en effet d’un très grand nombre de paramètres liés à l’environnement de l’individu, à ses habitudes de vies et à ses compétences personnelles (ce que l’on appelle la littératie en santé). De faibles compétences en littératie en santé sont associées à des comportements moins favorables à la santé, une moindre capacité à gérer sa santé, une augmentation des hospitalisations et des coûts et une mauvaise santé. Il a été démontré que le renforcement de la littératie en santé renforce la résilience individuelle et communautaire, aide à remédier aux inégalités en matière de santé et améliore la santé et le bien-être. Ces compétences tant personnelles que collectives constituent l’une des dimensions de ce que chacune et chacun est appelé à maîtriser, elles sont constitutives de la citoyenneté contemporaine. Leur développement relève de l’action quotidienne des acteurs de l’éducation en tout premier lieu les enseignants.
La santé est ainsi un enjeu majeur pour le système éducatif. D’abord parce que c’est l’une des conditions de la réussite de tous les élèves. La création d’un environnement et d’un climat scolaire favorables à la santé de tous les élèves est l’un des éléments clés d’une école de la réussite de tous. Ensuite parce que la santé est un enjeu de citoyenneté de premier ordre. Il s’agit de permettre à chaque élève de disposer des connaissances, des compétences et de la culture lui permettant de prendre en charge sa propre santé de façon autonome et responsable. L’éducation à la santé est l’une des dimensions de l’éducation à la citoyenneté. Enfin, parce que l’école est appelée à contribuer à la prévention et à la réduction des inégalités d’éducation et de santé. Il s’agit de la mise en œuvre dans chaque établissement de dispositifs de prévention centrés sur les problématiques de santé notamment celles susceptibles d’affecter la réussite scolaire.
La crise épidémique a mis en lumière l’importance de l’école pour atténuer certaines inégalités en matière d’éducation et de santé. Comment celle-ci peut-elle renforcer son rôle de réduction des risques et des inégalités dans ce contexte particulier et pour l’avenir ?
D.J. : L’école est un outil qui contribue à la réduction des inégalités de façon conséquente. Il a par exemple été démontré que la scolarisation précoce des enfants est un vecteur de réduction des inégalités de santé. Si nous voulons aller plus loin et contribuer à développer la capacité des écoles à réduire les inégalités, il faut améliorer leur capacité à travailler sur les enseignements, la vie scolaire et l’environnement scolaire.
Il existe plusieurs façons de structurer l’action des écoles en matière de santé. En effet, la question de la santé n’est que l’un parmi d’autres (très nombreux) axes de travail d’un établissement scolaire. L’une des façons de structurer l’ensemble est de construire une démarche éducative progressive telle qu’un parcours éducatif de santé. Basé sur les programmes scolaires et les dispositifs de prévention locaux, il décrit les compétences à acquérir à chacune des étapes de la scolarité et le cadre qui permettra d’y parvenir. Ce parcours éducatif, qui prend place au sein des projets d’école et d’établissement, explicite ce qui est réellement offert aux élèves compte tenu non seulement des textes institutionnels mais également des besoins des élèves et des ressources disponibles. Il est fondé sur un mode hybride qui associe enseignement à l’école, animation pendant le temps périscolaire et au sein des clubs sportifs ou associations, échanges avec les professionnels de santé locaux (pharmaciens, orthophonistes, médecins, infirmiers, dentistes…) et ressources en ligne. Il ne s’agit pas de mettre une liste des thèmes à étudier dans des programmes linéaires mais de définir ce que doivent avoir appris les élèves. Il constitue également une base de travail en vue de l’aménagement des écoles par exemple pour l’accès aux sanitaires pour le lavage des mains ou les interactions avec les services sociaux et de santé locaux. Ce parcours éducatif intègre trois dimensions :
• Éducation à la santé : faire acquérir à chaque élève les connaissances, les compétences et la culture lui permettant de prendre en charge sa propre santé de façon autonome et responsable en référence à la mission émancipatrice de l’école ;
• Prévention : mettre en œuvre dans chaque école et dans chaque établissement des projets de prévention centrés sur les problématiques de santé prioritaires, les maladies non-communicables, les maladies infectieuses mais aussi toutes celles susceptibles d’avoir un effet sur la réussite scolaire ;
• Protection : créer un environnement scolaire sûr et favorable à la santé et à la réussite scolaire de tous les élèves.
En ce qui concerne spécifiquement le risque épidémique, le parcours éducatif de santé inclut les éléments fondamentaux de protection (hygiène et aération des locaux, maintien en état des sanitaires, disponibilité du savon et de moyens de séchage des mains adaptés, capacité à contacter les familles en cas d’urgence, relation suivie et moyens de joindre les travailleurs sociaux, infirmiers et médecins scolaires, numéros d’urgence, plans de circulation, préparation à une fermeture temporaire et localisée en cas de flambée épidémique…), de prévention (culture de prévention parmi les personnels, élèves, familles, partenaires de l’école, informations relatives aux différentes épidémies possibles par affichage, consignes générales, vaccination…) et d’éducation (connaissances et compétences liées au corps et à la connaissance de soi, aux microbes, aux vecteurs, au lavage des mains, aux gestes barrières, aux compétences psychosociales, au regard critique et à la gestion de l’information…). Ces éléments sont communs aux épidémies et font l’objet d’un travail sur la durée.
Les systèmes scolaires modernes ont vocation à contribuer à l’amélioration de la santé de la population. Comment favoriser la mise en oeuvre de bonnes pratiques en matière de santé scolaire dans des contextes éducatifs internationaux inégaux ? La Protection sociale a-t-elle un rôle à jouer ?
D.J. : Il faut revenir à ce que nous savons des mécanismes qui permettent l’adoption au sein des systèmes éducatifs de nouvelles pratiques, de pratiques renouvelées, et notamment de pratiques qui ont la double dimension d’équité et d’inclusion. Si nous voulons rendre nos systèmes plus inclusifs et équitables, il faut travailler sur les politiques publiques et notamment sur les politiques intersectorielles, les programmes scolaires, les dispositifs d’évaluation, et sur la mobilisation de la société civile. Faire évoluer les systèmes scolaires à l’échelon local passe par ce qui relève du pilotage des établissements, de l’environnement scolaire, des services proposés aux élèves les plus vulnérables (pour des raisons sociales, de handicap etc.) et de la relation école-famille. Enfin, les ressources humaines jouent un rôle très important. L’enjeu est que les professionnels puissent bénéficier d’une formation adéquate, disposer d’outils pédagogiques et être accompagnés dans leur travail.
La protection sociale fait partie du socle sur lequel l’éducation peut se développer.
Elle constitue un droit fondamental pour tous les enfants. Pour autant, près de la moitié de la population mondiale ne bénéficie pas d’une couverture complète des services de santé essentiels. Autrement dit, tous les enfants ne bénéficient pas des services de santé dont ils ont besoin sans se heurter à des difficultés financières. Les services offerts aux populations en matière de santé, d’éducation et de protection sociale sont indissociables. En outre, la question de l’éducation à la protection sociale fait partie du développement des compétences citoyennes.