Interview

Portrait du Professeur Franck Chauvin
La question de l’individualisation des risques avec l’apparition de la génomique est un paramètre que l’on ne prend pas suffisamment en compte

Pr FRANCK CHAUVIN
Président du Haut conseil de la santé publique

Notre système de santé et singulièrement de soins reste peu développé dans son versant santé publique et les indicateurs de santé en matière d’espérance de vie en bonne santé ou d’inégalités de santé sont peu favorables. Comment l’expliquez vous ?

La culture de la santé publique est très faible en France. Cela s’explique notamment par la construction d’un système de santé après la guerre principalement tourné vers des pathologies aiguës, vers le curatif et la technicité au détriment de la prévention. Les réformes successives ont amplifié cette « réponse technique » sans que les objectifs qui devaient être fixés soient interrogés. Très rapidement, les indicateurs de santé se sont modifiés : la mortalité infantile a fortement diminué et l’espérance de vie a considérablement augmenté. Cette augmentation de l’espérance de vie s’est toutefois accompagnée d’une forte hausse des maladies chroniques et non transmissibles comme les cancers qui ont commencé à peser lourdement sur le système sans que la question de sa réadaptation ne soit toutefois posée. Nous avons in fine continué à fonctionner dans une logique essentiellement curative, à travers une vision technique et technologique de la santé. Ce défaut d’adaptation du système n’a pas été sans incidences puisque l’augmentation de l’espérance de vie ne s’est pas traduite par un allongement dans les mêmes proportions de l’espérance de vie en bonne santé et les inégalités de santé en France – parmi les plus importantes de l’OCDE – n’ont cessé de se creuser.

Comment peut-on inverser la tendance ?

Il est fondamental aujourd’hui que la santé soit appréhendée de façon globale, en prenant en compte les déterminants de santé. La santé ne peut plus être seulement pensée en termes de soins. La prévention consiste d’ailleurs à agir sur ces déterminants plutôt que sur la dégradation de la santé à travers les soins. Une telle mutation demeure cependant complexe au regard de la tension extrême que connaît notre système. De plus, sans incitatifs, les médecins et les personnels de santé n’ont pas intérêt à ce que la prévention fonctionne dans un système fondé sur le curatif… Identifier les incitations qui pourraient conduire le système à changer est donc un élément central du changement qui doit s’opérer aujourd’hui. Nous pouvons déjà souligner que l’augmentation des maladies chroniques et le fait que moins d’un Français sur deux atteint l’âge de 65 ans en bonne santé (contre 77 % des Suédois) auront un impact conséquent sur notre système qui, à terme, ne sera plus économiquement soutenable. Cela devrait être un incitatif majeur. Si comparaison n’est pas raison, on constate globalement que les pays ayant choisi des systèmes plus équilibrés ont des indicateurs bien meilleurs qu’en France en termes d’espérance de vie en bonne santé et de mortalité prématurée.

Comment peut-on developper la santé publique en France et notamment la prévention ?

En matière de prévention toute approche égalitaire est inéquitable. Si nous voulons que les actions et les messages de prévention bénéficient à ceux qui en ont le plus besoin, nous ne pouvons pas proposer les mêmes dispositifs à toute la population sinon ceux qui en ont le moins besoin se les approprieront toujours mieux, alors que les personnes très éloignées du système n’en bénéficieront que peu. Ce constat appelle ainsi une approche populationnelle afin que les personnes à risques puissent être repérées. Sans cela, notre capacité à agir positivement sur la santé des populations restera très limitée notamment pour réduire les inégalités. In fine, si nous voulons rééquilibrer notre système et avoir un impact sur les indicateurs de santé, la promotion de la santé, la prévention de base et la prévention personnalisée doivent être associées. Nous savons par ailleurs que l’environnement social a une incidence majeure sur la santé comme en témoignent les treize années d’espérance de vie qui séparent les 5 % les plus riches et les 5 % les plus pauvres. Le système de soins ne contribue qu’à hauteur de 20 % de la santé d’une population, le reste se passe donc ailleurs. Nous savons également que l’ensemble des politiques à l’instar de la politique sociale, du logement, du transport ou encore de l’environnement concourent à la santé d’une population, c’est ce que l’on appelle le principe de « Health in all policies ». Pour être efficaces, nous devons par conséquent avoir une vision globale. Cette vision globale passe notamment par l’éducation à la santé chez les jeunes puisque les actions doivent être précoces pour être efficientes. Elle passe également par des actions ciblées sur les individus lorsque l’âge auquel se développent les maladies chroniques se profile. Il s’agit en définitive de déployer des actions de santé et de prévention au niveau de la société et des individus.

Quel regard portez-vous sur le financement de notre système de soins ?

La question de l’individualisation des risques avec l’apparition de la génomique est un paramètre que l’on ne prend pas suffisamment en compte. En effet, nous sommes en mesure aujourd’hui d’identifier chez les individus un certain nombre de risques liés à leur patrimoine génétique et d’identifier l’impact de l’environnement sur ce patrimoine. Certains ont un risque plus important que d’autres de présenter certaines pathologies au regard de ce patrimoine. Toutefois, en partant de ce postulat, de cette capacité à établir un diagnostic, la question de l’acceptation de la mutualisation du risque se posera. La société acceptera-t-elle de prendre en charge une personne présentant une mutation génétique augmentant considérablement son risque de cancer du poumon en cas de tabagisme, si cette dernière fume et continue de le faire ? Ce point là est capital. C’est pour cela que nous appelons à une refondation de notre système sur les valeurs que sont l’équité, l’efficience, la transparence et bien sûr, la solidarité. Nous devons par ailleurs faire un choix : soit nous réorientons notre système autour de la prévention et nous pouvons continuer de dispenser des soins techniques et coûteux, soit nous persistons dans le système actuel, en ayant toujours plus de malades – notamment chroniques – et une mortalité prématurée qui ne se réduit pas, auquel cas notre système ne sera pas soutenable financièrement.

Quelle organisation doit être mise en place au niveau territorial pour une politique de santé publique efficace ?

Si nous redéfinissions nos valeurs et nos objectifs, nous devons ensuite logiquement redéfinir les niveaux de responsabilité. Nous pouvons penser que le niveau national est le bon échelon pour définir la stratégie, les objectifs et les moyens, le niveau régional pour le pilotage de la stratégie nationale et le niveau local pour sa mise en oeuvre. Reconstituer une santé publique territoriale est indispensable tant les enjeux au niveau des territoires sont nombreux. C’est d’ailleurs dans cette optique que le renforcement du niveau territorial a été préconisé dans mon rapport « Dessiner la santé publique de demain ». Ce renforcement sera possible si la population est associée aux interventions et aux discussions et que l’ensemble des acteurs – très souvent éparpillés – qui interviennent dans les territoires sont fédérés. L’organisation territoriale s’articule par ailleurs principalement autour des professionnels de santé, des politiques et de la population. Ces trois « pôles » doivent alors être organisés au sein des territoires, c’est actuellement trop peu le cas. Les collectivités territoriales doivent, quant à elles, être pleinement intégrées puisqu’elles disposent de multiples leviers d’actions en raison de leur lien de proximité avec leurs populations et de la connaissance fine de leurs besoins. Si les outils de démocratie sanitaire élaborés au niveau national ont toute leur importance, les priorités devraient donc être définies au niveau territorial au regard des spécificités propres à chaque territoire. D’un point de vue organisationnel, l’on constate par ailleurs que les pharmaciens jouent un rôle central en « quadrillant » tous les territoires. Nous gagnerions alors à leur confier des missions de santé publique à travers des contrats de santé publique par exemple qui s’ajouteraient à leur activité habituelle. Plus globalement, nous devrions confier aux « offreurs de soins » une responsabilité populationnelle en leur déléguant une partie de la responsabilité de la santé d’une population par une approche ciblée en fonction des caractéristiques de la population. Cette approche a fait ses preuves dans les pays ayant initié ce travail il y a une vingtaine d’années.

La crise Covid a montré l’importance de l’école pour réduire certaines inégalités en matière d’éducation et de santé. Comment peut-elle renforcer son rôle de réduction des risques et des inégalités dans ce contexte particulier et pour l’avenir ?

Il est démontré que les inégalités de santé se développent avant l’âge de 12 ans (environ), il est donc fondamental d’agir en primaire pour sensibiliser les enfants aux questions de santé. Nous savons que des actions de prévention et d’éducation à la santé mises en oeuvre précocement ont beaucoup plus d’efficacité et qu’une intervention trop tardive complexifie les changements de comportements. Ces comportements sont en effet largement conditionnés par la littératie en santé (capacité à traduire les informations, à les comprendre et à être en mesure de les exploiter) devant s’acquérir tôt. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons proposé un grand plan de littératie en santé en France. Cette proposition a été retenue et c’est une très bonne chose. Si le milieu scolaire est par conséquent un environnement au sein duquel il faut agir, ce n’est cependant pas suffisant. Il est, en effet, nécessaire d’agir au niveau du milieu professionnel où les interventions sont encore trop peu développées et sur les lieux de vie. Ces trois environnements devraient être intégrés dans un plan global.

Comment imaginez vous le médecin du XXIe siècle ?

Les médecins doivent remplir des objectifs, ils ont un contrat tacite avec la population et plus particulièrement avec leurs patients. Ce contrat doit être redéfini. Lorsqu’un médecin est formé, il l’est pour traiter les gens et les soigner. Il n’est donc pas étonnant que les médecins aient, pour beaucoup, des difficultés par exemple à appréhender les débats sur la fin de vie car leur contrat tacite n’est pas celui là. Si nous voulons une vision systémique et prospective il faut redéfinir ce contrat. Toutefois, ce n’est pas au médecin de redéfinir le rôle que lui confie la société. C’est elle qui doit lui dire ce qu’elle attend du système de soins et/ou de santé.