Pr Marion Leboyer
Directeur médical du DMU Impact au Département Médico-Universitaire d’Addictologie et de Psychiatrie des Hôpitaux Henri Mondor & Directrice de la fondation FondaMental et responsable du DHU PePsy
La psychiatrie : un enjeu de santé publique majeur
Avec 20 % de la population touchée par des troubles psychiatriques, une réduction de l’espérance de vie de 10 à 20 ans et un coût complet estimé à 109 milliards d’euros en France, dont 22,5 milliards d’euros de dépenses pour la seule assurance maladie, les maladies psychiatriques constituent pour la France un enjeu majeur de santé publique, avec un impact socio-économique très important (Chevreul et al, 2013). Ces maladies représentent la première cause de handicap en 2020 en France comme dans le monde. Chaque année, le nombre de personnes touchées augmente d’environ 5 %, principalement à partir du début de l’âge adulte. Cette situation déjà très préoccupante va encore s’aggraver dans le contexte de la pandémie Covid-19, en raison des impacts psychologiques, économiques et infectieux qu’elle a induits. Pour relever ce défi, la recherche et l’innovation en psychiatrie doivent être soutenues.
Forces et faiblesses de la recherche en psychiatrie française
Héritière d’une histoire prestigieuse, la recherche française en psychiatrie a régressé et n’occupe plus aujourd’hui que le 9e rang mondial avec 3,4 % des publications mondiales. Ce résultat est à mettre en regard du faible nombre de chercheurs dans ce domaine, du faible nombre de psychiatres formés à la recherche en France et des très faibles ressources budgétaires dévolues à la recherche en psychiatrie.
Il existe cependant un petit nombre de pépites qui rivalisent avec les meilleures équipes au niveau international. La cartographie des publications internationales montre également à quel point la recherche française s’est structurée révélant que, contrairement aux idées reçues, il existe un maillage serré entre les différents groupes de chercheurs. Témoin d’une communauté scientifique qui s’est structurée en réseaux que sont le Groupe de recherche en psychiatrie, l’Association française de psychiatrie biologique et neuropsychopharmacologie (AFPBN), le GIS Autisme ou le réseau des centres experts de la Fondation FondaMental. Les efforts de coordination de recueil de données, de constitution de bases de données et de biobanques partagées, créées notamment grâce au programme d’investissements d’avenir, ont permis d’améliorer la coordination de la recherche clinique et de soutenir une intégration transdisciplinaire et transnosographique.
Des résultats scientifiques et médicaux importants ont été obtenus en France ces dernières années
Les quelques exemples suivants, qui ne se prétendent pas être exhaustifs, donnent un exemple du travail des dix dernières années de notre équipe de recherche qui a contribué à la mise en évidence de données prometteuses.
Découverte du terrain génétique et épigénétique pour les maladies psychiatriques les plus sévères
Ce sont les équipes françaises de l’Institut Pasteur et de l’Inserm qui, au début des années 2000, mettent en évidence les premières mutations fonctionnelles des gènes impliqués dans le développement de la synapse (Jamain et al, 2003). Ils ont également montré que cette machinerie synaptique jouait un rôle dans le développement des troubles bipolaires et de la schizophrénie (Etain et al, 2010 ; Houenou et al, 2017) et ont identifié d’autres mécanismes moléculaires expliquant certains symptômes caractéristiques comme les troubles du sommeil (Etain et al, 2012 ; Geoffroy et al, 2014) ou des rythmes circadiens (Geoffroy et al., 2015). Ces équipes ont également contribué, dans le cadre de grands consortiums internationaux, à la mise en évidence d’une vulnérabilité génétique commune à plusieurs troubles psychiatriques (Cross-Disorder Group of the Psychiatric Genomics Consortium), mais différente de celle impliquée dans les maladies neurologiques (Brainstorm consortium, 2018) et ont identifié des signatures biologiques qui pourront être utiles pour prédire la réponse au traitement (Troudet et al, 2020).
Identification des facteurs de risque environnementaux
Les facteurs de risque environnementaux ont également fait l’objet de nombreux travaux permettant, par exemple, dans les troubles psychotiques, de montrer le rôle de traumatismes psychologiques infantiles (Baudin et al. 2017), de l’âge paternel avancé (Schürhoff et al. 2020), de la consommation de cannabis (Baudin et al. 2016), et de la migration (Tortelli et al. 2018 ). Actuellement, le lien entre urbanicité et troubles psychotiques génère de nombreux travaux et suggère l’implication de facteurs sociaux ou psychosociaux tels que le niveau socioéconomique, le surpeuplement des logements, les inégalités sociales, le capital social (Pignon et al. 2016), mais aussi un rôle de la pollution de l’air (Schürhoff et al. sous presse ; Pignon et al. 2020). Ces facteurs de risque environnementaux restent pour l’heure insuffisamment explorés et nécessitent des investigations plus poussées, et ce, d’autant que contrairement aux facteurs de risque génétique, la plupart d’entre eux peuvent être accessibles à des interventions et des mesures de prévention susceptibles de réduire l’incidence des maladies psychiatriques.
Le terrain immuno-inflammatoire
L’immunopsychiatrie, lancée par Robert Dantzer et Lucile Capuron à Bordeaux dans les années 1980, s’est ensuite poursuivie par l’obtention d’un certain nombre de résultats innovants : mise en évidence de l’importance du terrain immunogénétique à l’œuvre dans une moins bonne capacité des personnes bipolaires à se défendre face aux agents infectieux (Oliveira et al, 2014), rôle de l’immunité adaptative dans les anomalies microgliales sous-tendues par des associations avec les gènes du système HLA (Tamouza et al, 2020). Persistance d’une inflammation de bas niveau, à l’origine de l’activation des rétrovirus humains endogènes (Perron et al, 2008, 2013) et de l’apparition d’autoanticorps dirigés contre des récepteurs cérébraux (Jezequel et al, 2017, 2020).
Les études de suivis de cohorte ont permis de mettre en évidence l’importance des comorbidités somatiques, en particulier le syndrome métabolique (Godin et al, 2014, 2015, 2020) ou encore la stéatose hépatique non alcoolique (NASH) (Godin et al., 2021) qui, comparées à la population générale, sont deux fois plus présentes dans les maladies psychiatriques et insuffisamment dépistées et traitées. Les équipes françaises de recherche ont également montré que ces comorbidités n’ont pas qu’un impact sur la santé physique des individus mais sont également associées à un risque de rechute plus important, ainsi qu’à une altération cognitive et fonctionnelle (Godin et al. 2020) (Godin et al. 2018).
Imagerie cérébrale
Les études d’imagerie cérébrale ont permis de mettre en évidence des différences entre des sujets contrôles et des patients souffrant de schizophrénie (Laidi et al. 2019), de trouble bipolaire (Sarrazin et al. 2014) ou encore des individus avec un trouble du spectre autistique (d’Albis et al. 2018). Actuellement, ces études n’ont pas permis de mettre en évidence des marqueurs de ces pathologies psychiatriques à l’échelle individuelle, mais seulement à l’échelle d’un groupe de patients. La constitution de larges cohortes internationales de patients (Favre et al. 2019), le développement d’IRM cérébrales à très-haut champ magnétique ou encore l’imagerie cérébrale de certaines molécules comme le lithium (Stout et al. 2020) proposé dans le trouble bipolaire pourraient permettre d’améliorer le pronostic de la maladie et d’aider les cliniciens dans leur choix thérapeutique.
Le coût de la santé mentale en France
Sur le plan médico-économique et de l’organisation des soins, des travaux récents (Laidi et al. 2018, Laidi et al. en préparation) confirment l’influence du coût des hospitalisations à temps complet sur le coût direct de la schizophrénie et du trouble bipolaire. Ces travaux suggèrent que toutes les interventions (comme la psychoéducation) susceptibles de diminuer la fréquence des hospitalisations pourraient permettent de réduire les coûts associés aux pathologies psychiatriques et d’améliorer la qualité de vie des patients. De même, la prise en charge par des centres de recours, permettant de formuler des recommandations personnalisées pour chaque patient, semble permettre de diminuer les hospitalisations et in fine le coût direct du trouble bipolaire (Laidi et al. en préparation).
Les recherches françaises sont le fruit de multiples collaborations au plan national : INSERM, CNRS, CEA, INRIA, INRAE, établissements universitaires… Les hôpitaux psychiatriques, qui ont été jusqu’à présent peu investis dans le domaine de la recherche, ont également fait part de leur intérêt pour ces champs de recherche émergents.
Cependant, les nombreux rapports sur la psychiatrie en France font tous état des mêmes freins au développement de la recherche dans ce domaine : masse critique insuffisante de chercheurs statutaires et d’hospitalo-universitaires (2,4 % du total des PU-PH), déficit de formation de la nouvelle génération de chercheurs et de médecins (insuffisance des bourses de recherche et des postes d’accueil en laboratoires), absence de statut de psychologues chercheurs, trop peu d’appels d’offres dédiés à la recherche préclinique et clinique en psychiatrie (étude de cohortes, recherche de biomarqueurs, études des mécanismes étiologiques, études épidémiologiques…), accès complexe aux infrastructures nationales, manque d’experts pour évaluer les projets de recherche, collaborations public/privé innovantes difficiles à monter…
Au global, la recherche française en psychiatrie représente seulement 2 à 4 % du budget de la recherche biomédicale (soit 27,60 millions d’euros), ce qui est insuffisant au regard du fardeau social et économique (~0,12 % du coût des soins ; ~0,025 % des coûts indirects), des enjeux nationaux et de la compétition internationale (Chevreul et al, 2012b). Elle souffre aussi d’importants besoins de structuration et d’émulation de la communauté scientifique, que la coordination par un PPR serait à même de résoudre.
Promouvoir une médecine préventive et de précision en psychiatrie
Les maladies mentales représentent des enjeux économiques et sociaux qui justifient un renforcement volontariste de la recherche en psychiatrie française, qui a des atouts mais aussi de réelles faiblesses. Devant l’urgence de la situation et en particulier pour faire suite aux conséquences de l’épidémie de Covid-19, un soutien fort de la recherche nous semble être une priorité.
Plusieurs études internationales ont contribué à la définition des grands axes de recherche qui doivent être soutenus dans les années à venir. C’est en particulier le travail du groupe de recherche européen ROAMER qui a établi, en lien avec des partenaires et des usagers européens, la feuille de route de la recherche en psychiatrie européenne (Wykes et al, 2015).
Parmi les grandes questions scientifiques qui se posent aujourd’hui, on peut citer :
• Mieux comprendre les processus physiopathologiques à l’œuvre dans les mécanismes étiologiques des maladies mentales ;
• Identifier les facteurs de risques environnementaux individuels et populationnels (polluants, infections, drogues, migration, traumatismes…) et comprendre l’interaction avec les facteurs de susceptibilité génétique ;
• Rechercher et valider des biomarqueurs pour faciliter le diagnostic précoce et stratifier en sous-groupes homogènes de patients ;
• Pérenniser et étendre des cohortes évaluées cliniquement de manière standardisée mais aussi caractérisées de manière approfondie grâce aux outils omics ou d’imagerie cérébrale, afin de contribuer à construire des bases de données multimodales analysables avec les grands opérateurs de calcul permettant le développement d’algorithmes décisionnels ;
• Développer des outils connectés permettant la mesure continue, écologique de paramètres cliniques, mais aussi la mise à disposition d’outils psychosociaux (psychoéducation, remédiation et thérapie cognitive…) ;
• Démontrer l’efficacité et déployer des stratégies thérapeutiques innovantes (immuno-modulation, biothérapies, thérapies psychosociales…) ;
• Promouvoir les recherches permettant une psychiatrie préventive, identifiant de nouvelles stratégies capables de modifier l’évolution des troubles et de limiter le risque de chronicité.
Comme cela a été fait pour le cancer, le Sida, les maladies neurodégénératives et maintenant la Covid, la recherche et l’innovation doivent être au cœur du combat contre les maladies psychiatriques. Une stratégie nationale sur la psychiatrie pourrait être mise en place pour définir une vision coordonnée de la recherche française et relever plus efficacement les défis associés à cet enjeu majeur de santé publique. À terme, cette stratégie devrait permettre d’atteindre une masse critique de chercheurs, cliniciens et cliniciens-chercheurs dans le domaine de la psychiatrie et d’augmenter significativement les collaborations entre acteurs. Couvrant l’intégralité du continuum de la recherche fondamentale à la recherche appliquée, cette stratégie aurait comme objectif de :
• Faire des campagnes d’information qui pourraient contribuer à l’évolution des stéréotypes concernant la maladie mentale ;
• Définir et hiérarchiser les champs de recherche à soutenir, compte tenu des besoins et des forces en présence ;
• Soutenir les réseaux de recherche nationaux, les articuler avec les plateformes de recherche clinique et faciliter leur intégration dans les réseaux européens et internationaux ;
• Mettre en œuvre des actions de déploiement des résultats des recherches permettant un transfert efficace vers la pratique clinique au bénéfice des patients.