Geneviève Fioraso
Ancienne Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche
Un rayonnement européen et international en recul
Le recul de la recherche française, et, plus spécifiquement, de la recherche médicale, est fréquemment déploré, y compris par les chercheurs eux-mêmes. De fait, la France est passée en quinze ans du 5e au 8e rang mondial pour le nombre de publications scientifiques dans le domaine biomédical regroupant la biologie et la recherche médicale et se situe au 10e rang pour la recherche sur les médicaments, derrière l’Inde, en effectuant, contrairement à ses voisins allemands, italiens, espagnols et britanniques, 65 % de ses essais cliniques à l’étranger. Les raisons les plus citées sont : la progression spectaculaire de la Chine, les efforts ciblés du Canada ou de l’Italie, trois pays ayant devancé le nôtre, mais aussi les performances médiocres de notre pays à l’Europe alors que des pays plus petits comme les Pays-Bas et la Suisse ont un retour sur investissement bien plus élevé que le nôtre (75 % de la mise initiale pour la France, 3 fois plus pour la Suisse par exemple), le soutien insuffisant à la recherche clinique. Autres verrous bien connus : le manque de transversalité et une recherche plus diffuse, en silo, qui explique l’insuffisance et/ou le manque de fluidité encore réel des partenariats entre les CHU, les universités, les organismes nationaux (CNRS, INSERM, INRIA, CEA, INRA…), la lourdeur des procédures d’accès et d’utilisation des données, des cohortes, le manque de transparence, la lenteur et la superposition des systèmes d’autorisation et de certification.
Dans le domaine souvent sensible de la santé, des blocages infondés sur l’analyse scientifique peuvent aussi freiner la recherche. Pour avoir défendu en 2013 au Parlement une proposition de loi visant à remplacer l’interdiction de la recherche sur les cellules souches embryonnaires (devenues sans projet de FIV) avec un système de dérogation très lourd et incertain qui freinait les partenariats européens et internationaux, par un système d’autorisation encadrée, j’ai pu mesurer les résistances très dures, souvent instrumentalisées, fondées sur une argumentation largement fantasmée d’une partie de l’opposition d’alors. Au Royaume-Uni, en Espagne, une disposition similaire avait été adoptée sans polémique, par un vote parlementaire rapide et consensuel. Pourtant, le comité consultatif national d’éthique et l’agence des biotechnologies, que j’avais pris la peine de consulter, avaient tous deux émis un avis favorable. Et l’interdiction précédemment établie et enfin levée avait fait reculer la recherche française du 7e au 17e rang en dix ans.
De même, le manque de fluidité, parfois même de confiance, entre la recherche fondamentale, souvent publique, et une recherche finalisée et technologique plutôt privée est aussi un élément défavorable qui pénalise la médecine translationnelle, celle qui accélère le passage de la recherche fondamentale puis orientée à la thérapie innovante pour le patient. Ces verrous, auxquels on peut ajouter le manque de moyens et l’absence d’une stratégie claire et partagée, sont connus et perdurent, en dépit des progrès et atouts qui peuvent permettre à notre pays de figurer en bonne place dans la médecine du futur. Deux exemples récents illustrent ce propos : Emmanuelle Charpentier, co-lauréate du Prix Nobel 2020 de chimie pour la mise au point de ciseaux moléculaires Crispr-Cas9 permettant d’éliminer ou d’ajouter des fractions de matériel génétique avec une extrême précision, formée en France à l’université Pierre et Marie Curie puis à l’Institut Pasteur, a mené ses travaux à l’international puis à l’Institut Max-Planck de Berlin. Elle regrette, qu’en France, « il est probable que l’on n’aurait pas alloué de fonds à mon projet », trop disruptif. De même, Stéphane Bancel, ingénieur en génie chimique et biomoléculaire formé à Centrale Paris, passé par la direction de bioMérieux, a-t-il pu développer avec les fonds nécessaires une start-up aux États-Unis, Moderna Therapeutics, qui fait aujourd’hui la course en tête pour le vaccin contre la Covid-191. Cela montre bien que ce n’est pas la qualité des chercheurs formés en France qui est en cause, mais bien le système dans lequel ils évoluent.
Positionner la France dans la médecine du futur
La question est donc la suivante : comment favoriser en France un environnement vertueux qui protège à la fois la liberté indispensable de la recherche fondamentale et l’accélération des applications pour les patients et sur quelles bonnes pratiques peut-on s’appuyer pour que la France prenne toute sa place dans la médecine du futur dite des 4 P, prédictive, préventive, de précision (ou personnalisée), participative (avec des patients acteurs) ? Au-delà des freins et verrous mentionnés, un examen plus attentif de la recherche médicale dans notre pays permet d’identifier des évolutions et des initiatives encourageantes, sous réserve de passer d’un stade expérimental ou de l’échelle du cluster à un système globalement plus favorable à la recherche et à l’innovation. Tout d’abord, il faut rappeler que notre pays, et nous pouvons en être fiers et le valoriser davantage, compte des domaines d’excellence en recherche médicale reconnus mondialement, pour ne citer que la microbiologie/infectiologie, la cardiologie, la pneumologie, les maladies neurodégénératives, l’imagerie médicale.
Ces expertises se déploient de façon plus ou moins coordonnée entre elles dans les CHU, les laboratoires universitaires et organismes de recherche européens, nationaux ou régionaux dédiés. Des initiatives de regroupements autour de projets communs ont été prises pour favoriser les partenariats et stratégies partagées. L’exemple des Instituts hospitalo-universitaires, mis en place à partir de 2010, me semble aller dans le bon sens. Dotés d’un statut de Fondation de coopération scientifique, les IHU sont des centres de recherche, de soins, de transfert et de formation dédiés à une thématique précise, maladies génétiques rares de l’enfant et adolescent, infectiologie/microbiologie, vision, cerveau et moelle épinière, chirurgie guidée par l’image, oncologie, cardiologie…
Adossés à un hôpital universitaire, ils regroupent dans un même lieu des chercheurs, d’origines diverses (universités, organismes nationaux et internationaux) qui bénéficient, grâce à des dotations spécifiques publiques et privées et au caractère intégré des IHU, à la fois des cohortes de la patientèle hospitalière, des dispositifs médicaux servant le diagnostic, le suivi de patients et la recherche, de la proximité avec les start-ups créées grâce à ce regroupement et des partenariats noués avec les industriels. Leur attractivité leur permet de bénéficier de l’expertise et de l’excellence de chercheurs nationaux et internationaux, ce qui contribue à en faire de véritables accélérateurs du passage de la recherche fondamentale à l’application pour les patients. C’est ce qui a permis à l’IHU FOReSIGHT, dédié à la recherche et aux soins pour les maladies de la vision et considéré aujourd’hui comme leader mondial du domaine, de réaliser les levées de fonds d’amorçage les plus importantes en France pour la création de start-ups de biotechs/vision.
C’est bien la généralisation de ce type de modèle, associé à des talents particuliers, qui ont vocation à diffuser l’excellence, qui permettront à la France de s’inscrire dans les perspectives prometteuses de la médecine du futur. Les projets structurants comme ceux menés autour de grands équipements et d’équipes mixtes de recherche à la compétence reconnue (Neurospin à Saclay, Clinatec à Grenoble, Oncopole à Toulouse…) ou des projets ambitieux comme Health Data Hub mettant à disposition des équipes de recherche les données pertinentes, sont aussi des initiatives favorisant une recherche transversale, pluridisciplinaire et ouverte aux partenariats public-privé. Les outils existent, ils sont même très (trop) nombreux et une simplification et une interopérabilité des procédures d’appels à projets et de financement, beaucoup trop complexes et chronophages aujourd’hui, permettraient aux équipes de recherche de se consacrer au contenu plutôt qu’à l’administration et de s’ouvrir davantage aux partenariats européens et industriels. Le rapport sur la médecine du futur remis en avril 2017 au gouvernement par le professeur André Syrota, ancien président de l’INSERM et Olivier Charmeil, PDG de Sanofi Pasteur, partage ces préoccupations et préconisations.
La médecine du futur, largement engagée au niveau mondial, introduit des éléments disruptifs liés à la digitalisation et l’intelligence artificielle. Ce n’est pas un hasard si les GAFAM aujourd’hui, les BATX asiatiques demain, s’intéressent de si près à ce qui représente pour eux un marché du bien-être, de la prévention, de la prédiction, du diagnostic et des soins tout à fait important. Les enjeux sanitaires et sociétaux auxquels nos sociétés doivent faire face vont s’appuyer sur des données que ces majors savent à la fois collecter et valoriser commercialement ainsi que sur les algorithmes de l’intelligence artificielle qu’ils maîtrisent également. Qu’il s’agisse de la lutte contre les pandémies (lien avec la microbiologie, les virus, les bactéries), l’immunothérapie, les maladies chroniques (diabète, cardiovasculaires, cancers), les pathologies neurodégénératives et l’accompagnement du vieillissement, avec une médecine des 4P, la convergence avec les Omics (génomique, protéomique, transcriptomique, métabolomique…), le digital et l’IA, ce sont bien les données, le « nouvel or blanc », qui seront au cœur des recherches et innovations menées.
Pour éviter que ces géants « prédateurs » numériques ne deviennent les acteurs majeurs de la santé, avec les dérives transhumanistes de quelques-uns d’entre eux et les risques d’un tel monopole, notre pays doit adopter, dans un cadre européen, une stratégie de santé publique claire et solidaire qui donne des repères pour la recherche médicale. Cela demande des moyens complémentaires : une revalorisation du budget innovation de la dotation MERRI (Mission enseignement recherche référence et innovation), un ONDAM recherche plus volontariste et un opérateur commun pour les appels à projets de recherche. Mais l’opportunité décisive du Ségur de la Santé qui s’engage devra surtout faire évoluer les modèles économiques entre prévention et soin, simplifier et accélérer les procédures d’habilitation des innovations, d’accès et de réponses aux appels à projets de recherche, mettre en place des fonds d’amorçage et de capital-risque au niveau national et européen misant sur le long terme plutôt que le court terme incompatible avec des innovations disruptives au temps de maturation plus long. C’est une révolution culturelle que les acteurs de la recherche publique et industrielle, de la médecine hospitalière et privée et leurs tutelles doivent accomplir, en intégrant en amont les associations de patients car la santé est avant tout un bien commun. Chacun doit pouvoir, aujourd’hui comme demain, bénéficier des progrès formidables auxquels notre pays peut et doit contribuer fortement grâce à la puissance, la pertinence et l’ouverture de sa recherche médicale.
1 Contribution reçue en novembre 2020.