Tribune

« L’état sanitaire de la population est alarmant et la gabegie patente »

Par
Jean de Kervasdoué,
Économiste et politologue spécialiste des questions de santé

Trois mois avant le vote des Américains à l’élection présidentielle de novembre 2024, nous remarquions que, dans le domaine de la santé, Donald Trump n’avait pour seul engagement que de détricoter une fois encore la loi connue sous le nom d’« Obamacare ». Quant à Kamala Harris, elle n’abordait ce vaste domaine qu’en se limitant – ce qui n’est pas rien – au droit à l’avortement, au contrôle du prix des médicaments et à une meilleure couverture assurantielle d’une partie de la population, mais ceci restait bien limité. Si en 2019, comme Bernie Sanders, elle plaidait pour la création d’une assurance maladie universelle, elle n’a pas repris ce thème. Biden s’y était déjà opposé quatre ans plus tôt en prétendant que cela augmenterait les impôts, ce qui est évident ; il oubliait toutefois de dire aussi que cela baisserait simultanément les primes d’assurance qui sont considérables. Elle n’évoquait donc en 2024 qu’une éventuelle extension de la couverture des assurances-santé soit, pour l’essentiel, de refaire ce que Trump avait défait.

Cette ambition limitée pouvait surprendre car les sondages d’opinion indiquaient que la santé préoccupait les Américains (64 %) quasiment autant que l’inflation (65 %) et bien plus que l’immigration (47 %) – sujet majeur de Trump -, le changement climatique (39 %) ou le racisme (35 %)1. On constatait donc qu’il était difficile, aux États-Unis comme en France, de proposer au cours d’une campagne électorale une politique de santé, même quand le besoin s’en faisait douloureusement sentir. La santé des Américains n’est pas bonne et le système de soins est aussi inégalitaire qu’onéreux, même si beaucoup d’innovations médicales majeures naissent chaque année aux États-Unis. Nous découvrons une fois encore que santé et médecine ne sont pas des synonymes et qu’il ne suffit pas de produire des médicaments innovants pour que la population vive plus longtemps.

La santé des américains n’est pas bonne. En 2023, leur espérance de vie à la naissance était de 76,9 années pour les hommes et de 81,6 années pour les femmes ; en France ces chiffres sont de 80,0 ans pour les hommes et de 85,7 ans pour les femmes, entre 3 et 4 années de différence donc. Rappelons qu’en 1939 l’espérance de vie américaine était de 7 années supérieure à la nôtre ! Pourtant, selon l’OCDE2, les Français fument plus : les fumeurs représentent 25,3 % de la population de 15 ans et plus en France, contre 8,8 % aux États-Unis ; les Français boivent plus : 10,5 litres d’alcool pur par an pour les plus de 15 ans et plus en France, contre 9,5 litres aux États-Unis, mais l’obésité (Indice de masse corporelle supérieure à 30) touche 14,4 % de la population en France contre 33,5 % de la population aux États-Unis. La mortalité maternelle est de 7,9 décès pour 100 000 naissances en France et de 21,1 aux États-Unis ; de même, la mortalité infantile est supérieure aux États-Unis : 5,4 décès pour 1000 naissances contre 3,6 en France, qui pourtant n’est pas particulièrement exemplaire (1,6 en Finlande). Pour 100 000 habitants, la mortalité évitable par prévention est de 109 en France, 236 aux États-Unis, les Américains courent donc plus de risques. La mortalité évitable par traitement est de 51 en France et de 96 aux États-Unis, les soins sont donc de meilleure qualité en France. La mortalité due au Covid entre 2020 et 2022 a été supérieure aux États-Unis : 325 décès pour 100 000 habitants, 257 en France. La mortalité par crise cardiaque et autres maladies ischémiques frappe trois fois moins les Français que les américains (39 décès pour 100 000 habitants contre 117). Enfin, les décès liés aux opioïdes pour les personnes de 15 à 60 ans sont, en 2019, de 10 par million d’habitants en France et de 240 aux États-Unis. En résumé donc, sans que la France soit aussi exemplaire que les pays d’Europe du nord et le Japon, la santé des Français est incomparablement meilleure et leur médecine l’est aussi.

Pourtant les Américains dépensent par an et par habitant 12 555 dollars et les Français un peu plus de la moitié, 6 729 dollars. En 2023, aux États-Unis, 16,6 %3 du PIB était affecté à la santé, contre 12,1 % en France, qui se place pourtant en 3ème position des pays de l’OCDE si l’on choisit la place de ces dépenses en pourcentage du PIB (la moyenne de ces pays est de 9,2 % du PIB) et en 7ème position si l’on considère cette fois les dépenses par habitant et par an en dollars. Rappelons qu’un point de PIB, en France, représente environ 23 milliards d’euros en 2023, notre excès de dépense par rapport aux pays comparables est donc de l’ordre de 50 milliards, mais rien à voir avec les États-Unis dont l’état sanitaire de la population est alarmant et la gabegie patente. Soulignons enfin que 48 % des dépenses américaines sont financées par des impôts et des taxes soit donc 6 026 dollars ; en France ce chiffre est de 78 % soit 5 151 dollars. Les contribuables américains payent donc plus que les Français pour leur santé ! Je doute qu’ils en soient conscients.

Aux États-Unis, 91 % de la population est couverte par une forme d’assurance maladie. 38 % l’est par les trois programmes publics : MEDICARE (les 65 ans et plus), MEDICAID (les pauvres) et la VETERAN ADMINISTRATION (les anciens combattants). 53 % ont une assurance privée, le plus souvent liée à leur contrat de travail et 9 % n’ont rien, ce qui a un instant donné représente 31 millions d’habitants, mais quasiment le double au cours d’une année, selon que l’emploi du moment offre ou n’offre pas de couverture « santé », ce qui n’est pas obligatoire quand l’entreprise a moins de cinquante salariés. En outre, pour ceux qui sont assurés, il y a le plus souvent des franchises importantes, si bien que 10 % de ces assurés paieront de leur poche au cours d’une année 5 390 dollars et 1 % 19 500 dollars en 2023, aussi 41 % des Américains se sont endettés pour financer leurs dépenses de santé et 25 % disent s’être privés de soins pour des raisons financières ! En outre, les soins dentaires, les lunettes, ou les appareils auditifs sont peu ou pas remboursés.

Les conditions de remboursement des médicaments sont d’une extrême complexité et varient d’une assurance à l’autre. Pour MEDICARE, le système s’est simplifié en 2020 : les patients payent de leur poche 25 % du prix et, si le montant payé dépasse un seuil, qualifié de « limite catastrophique », ce taux descend à 5 %. Il faut dire qu’aux États-Unis, les prix des médicaments sont libres depuis l’année 2000 (la famille Bush a toujours été proche des industriels de la pharmacie), que la publicité pour les médicaments est autorisée à la télévision et que, jusqu’à une date récente, il était interdit aux programmes fédéraux de négocier les prix avec les industriels. Joe Biden et Kamala Harris font grand cas de la possibilité pour MEDICARE de faire baisser certains prix de médicaments à partir de 2026, mais cela ne rapportera que 6 milliards de dollars. En 2023, les dépenses de santé des États-Unis étaient de 4 800 milliards de dollars soit 1,6 fois le PIB de la France !

Si ce système est aussi onéreux, cela provient d’un effet paradoxal des mécanismes d’assurance. En effet, les gens riches bénéficient d’assurance qui couvrent les hôpitaux luxueux et les médecins onéreux, les autres essayent de suivre et ainsi la concurrence produit de l’inflation et rend solvables des tarifs de plus en plus élevés. Aux États-Unis, une IRM coûte 4 000 dollars, un scanner 3 000 dollars, un pontage coronarien de l’ordre de 80 000 dollars, une appendicectomie au minimum 40 000 dollars. En France, en secteur 1 (celui des tarifs opposables), le prix est à diviser par un facteur allant de 7 à 10 ! Quant au salaire moyen d’une infirmière en Californie, il est de 116 000 dollars (104 400 euros), comparés aux 29 000 euros nets, le salaire moyen d’une infirmière française.

La conclusion est claire : Kamala Harris avait raison quand, en 2019, elle soutenait la proposition de Bernie Sanders, celle d’instaurer un système d’assurance maladie universelle, seul moyen d’arrêter cette inflation qui ne bénéficie qu’aux acteurs de la santé au détriment du reste de la population. En 2024, elle n’a pris aucun engagement de ce type tant elle craignait alors de passer pour « libérale », c’est-à-dire socialiste, auprès d’une partie significative de son électorat. Qu’aurait-elle fait si elle avait été élue et avait eu la majorité à la Chambre des représentants comme au Sénat ? Sans une réforme profonde, elle aurait pu baisser progressivement l’âge qui permet d’entrer dans MEDICARE et, de même, avec les États de l’Union, étendre les conditions qui autorisent les plus pauvres à bénéficier de MEDICAID, réduisant ainsi la part des non-assurés qui sont pour l’essentiel des jeunes adultes exerçant des petits boulots. Quant à la régulation du prix des médicaments, jusqu’où serait-elle allée ? Aurait-elle interdit leur publicité comme c’est le cas en France ? Nous ne le saurons jamais.

Constater la mauvaise santé des Américains, comme l’inégalité de leur accès aux soins ne conduit pas toujours à résoudre ces problèmes. Michèle Obama en son temps a pourtant tenté d’expliquer les conséquences de la malbouffe, mais sa pédagogie efficace semble avoir eu peu de poids face à l’industrie agro-alimentaire. Aux États-Unis, un système d’assurance universelle remettrait en cause les privilèges des assureurs, de l’industrie biomédicale et des professionnels de santé, ce qui fait beaucoup de monde et semble idéologiquement impossible dans un pays où l’on croit que les dépenses publiques sont par essence mauvaises.

En France, si les thèmes essentiels sont différents, ils sont aussi superbement ignorés par la classe politique. Quel parti propose de modifier les modalités de paiement des généralistes ? Quel élu reconnait que nous ne sommes plus capables d’avoir des médecins et chirurgiens spécialistes dans une bonne moitié des hôpitaux publics et qu’il faut donc en tirer des conséquences pour l’organisation des soins et l’accès de tous à une médecine de qualité ? Qui s’intéresse à la recherche médicale et à l’enseignement de la médecine qui ne peuvent plus avoir pour seules références les ordonnances de 1958 quelles qu’en furent la qualité ?

Mais revenons aux États-Unis, Donald Trump a gagné les élections et, dès les résultats connus, a annoncé qu’il allait nommer Robert Kennedy junior responsable de la santé ce qui est très inquiétant. Non seulement il est « antivax », mais il affirme que la vaccination des enfants cause l’autisme. Il prétend aussi que le virus du Covid-19 est une arme biologique génétiquement modifiée pour épargner les juifs ashkénazes et les Chinois ! Dramatique pour les Américains, ses positions le sont aussi pour les Européens où existent des relais complotistes.

Combien de temps tiendra-t-il ? Quelles seront les réactions de la profession médicale ? On peut annoncer, comme pour la météo marine, un « avis de grand frais », tant à l’évidence les débats vont être passionnés, voire violents. La seule et triste certitude est que la santé des américains va encore se détériorer, les dépenses augmenter et que l’accès aux soins des travailleurs pauvres qui ne sont couverts ni par MEDICARE, ni par MEDICAID, va être de plus en plus problématique.

Sources :

1. Pew Research Center. « Inflation, Health Costs, Partisan Cooperation Among the Nation’s Top Problems ». Juin 2023.
2. Les meilleures sources de données proviennent de l’OCDE. Toutefois, le rapport 2023, publié en 2024, utilise des données de 2022, voire de 2021. OCDE. Panorama de la santé 2023. Décembre 2023.
3. Les chiffres de l’OCDE sont parfois différents de ceux des États, car ils sont retraités. Ils sont cependant les seuls à permettre des comparaisons sur des bases communes.

Note : Une partie de ce texte à été publiée dans Le Point.fr, « Système de santé aux États-Unis : l’ambition limitée de Kamala Harris », le 21 août 2024.