TRIBUNE
L’ADHÉSION À L’IVG EST DEVENUE LARGEMENT MAJORITAIRE ET L’HOMOSEXUALITÉ ÉTAIT, EN 2012, CONSIDÉRÉE PAR 87 % DES FRANÇAIS COMME UNE AUTRE MANIÈRE DE VIVRE SA SEXUALITÉ CONTRE 54 % EN 1986…

PATRICE CORBIN

CONSEILLER MAÎTRE HONORAIRE À LA COUR DES COMPTES

C’est ce que nous dit Jérôme Fourquet, politologue et Directeur de département à l’IFOP, dans son dernier livre, “L’archipel français” (éditions du Seuil) dont le sous-titre résume bien le propos : « naissance d’une nation multiple et divisée ».

Il s’agit là d’une analyse très fouillée s’appuyant sur un ensemble de travaux sociologiques mettant en regard des données de nature très diverse comme par exemple l’évolution, en France, sur une longue période, du nombre de prêtres catholiques ou celle des prénoms donnés aux enfants.

Pour suivre la métaphore géographique de Jérôme Fourquet, la société française pouvait être, il y a encore quelques années, assimilée à un continent, avec une « matrice anthropologique » très forte : le catholicisme qui structurait la société sur le plan culturel et politique et sécrétait des oppositions tout autant structurantes (France laïque versus France catholique), voire une contre église : le parti communiste. Or, cette matrice, ce continent, s’est fragmenté en un ensemble d’îles (l’archipel français) qui, certes, ont encore des relations ensemble, mais ne constituent plus un continent.

Le premier étonnement est peut-être en effet la rapidité de cette dislocation de la matrice catholique. En 50 ans, la proportion de personnes déclarant se rendre à la messe tous les dimanches est passée de 35 % des français à 6 % ; la fréquentation de la messe dominicale a quasiment disparue du paysage social et les prêtres catholiques sont en passe de devenir une espèce en voie de disparition. On comptait en 1950 le même nombre de prêtres, religieux et religieuses (177 000) qu’en 1789. Ce chiffre n’est plus que de 51 500 en 2015. Si cette tendance se confirmait, la France ne compterait plus un seul prêtre catholique d’ici 30 ans.

AVEC CES DEUX EFFONDREMENTS C’EST TOUT L’ÉDIFICE IDÉOLOGIQUE DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE QUI S’EST TROUVÉ DÉSTABILISÉ ET QUE, SELON JÉRÔME FOURQUET, EST APPARUE CETTE SOCIÉTÉ-ARCHIPEL…

Alors qu’au début des années 60 l’Église, en tant qu’institution et corps social, était « à l’échelle de l’État », ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Cet effondrement du catholicisme s’est accompagné de ruptures majeures dans les moeurs : fort recul du nombre de mariages, augmentation du nombre des PACS et des divorces (un divorce pour 2,5 mariages contre un pour 8 il y a 30 ans), augmentation sans précédent du nombre de naissances hors mariage (6 naissances sur 10 aujourd’hui).  L’adhésion à l’IVG est devenue largement majoritaire et l’homosexualité était, en 2012, considérée par 87 % des français comme une autre manière de vivre sa sexualité contre 54 % en 1986. Des évolutions comparables peuvent être constatées pour le droit au mariage des couples homosexuels, pour la PMA ou en faveur de l’incinération. « Le catholicisme n’est plus aujourd’hui que le cadre religieux et culturel d’une île parmi d’autres au sein de l’archipel français ».

Il en est de même pour « l’église rouge » ; le Parti Communiste représentait et structurait, jusqu’à la fin des années 70, entre un cinquième et un quart de la société française et était une force susceptible de faire pièce à l’église catholique. En 2007, Marie-George Buffet recueillait 1,9 % des suffrages (147 municipalités communistes en 1977 contre 34 en 2014).

Avec ces deux effondrements, c’est tout l’édifice idéologique de la société française qui s’est trouvé déstabilisé et que, selon Jérôme Fourquet, est apparue cette société-archipel. À vrai dire, cette métaphore géographique trouve assez rapidement ses limites car, si le livre isole clairement quelques-unes des îles de l’archipel (poids culturel croissant des populations issues de l’immigration arabo-musulmane, sécession des élites, affranchissement culturel et idéologique des classes populaires), il met également en évidence d’autres clivages au sein de la société comme le niveau culturel ou le clivage géographique entre régions gagnantes et régions perdantes.

L’une des îles de cet archipel français qui provoquera le plus de discussion concerne le poids croissant des populations issues de l’immigration arabo-musulmane. L’auteur utilise sur ce sujet un outil inhabituel, celui de l’onomastique, qui s’intéresse, à partir des fichiers de l’INSEE, aux prénoms donnés aux nouveau-nés. Jérôme Fourquet a concentré son travail sur l’évolution, année par année, du nombre de nouveau-nés portant, au sein d’une même classe d’âge, un prénom d’origine arabo-musulmane. 

 L’auteur prend la précaution de nous indiquer qu’il mesure là un poids culturel et non un poids démographique ; cet ensemble de prénoms ne représentant pas « une communauté » mais simplement un groupe social (ensemble de personnes ayant en commun des caractéristiques sociales).

La proportion de nouveau-nés, en métropole, portant un prénom arabo-musulman était, en 1964, d’environ 2 %, elle était de 7 % des naissances en 1983 et 18,8 % de la classe d’âge née en 2016 (et non bien sûr de l’ensemble de la population) ; étant bien précisé par ailleurs que ce chiffre donne une indication du poids culturel de la population de culture arabo-musulmane dans les nouvelles générations (et non de la proportion de musulmans en France qui se situe autour de 10 %).

La question soulevée par le livre est moins de savoir si ce poids culturel fait de la France une société multiculturelle ou si l’hétérogénéité de ce groupe social (ou de la partie la plus jeune de ce groupe social) est telle que « l’île arabo-musulmane » est plus petite mais plus rétive à l’intégration. En effet, si une partie de ce groupe social s’intègre à bas bruit (10 % des soldats français tués en Afghanistan était issus de l’immigration), une autre partie (et notamment la plus jeune) marque un regain de religiosité creusant, notamment sur les questions de moeurs, un fossé culturel avec l’ensemble de la population. À titre d’exemple, l’enquête menée auprès d’un large échantillon d’adolescents montre que 74 % des jeunes de 18-24 ans, de confession ou de culture musulmane, considèrent qu’une femme doit rester vierge jusqu’au mariage alors que cette opinion n’est partagée que par 9 % de l’ensemble de la population appartenant à la même classe d’âge.

Jérôme Fourquet évoque, également, comme constitution de l’une des îles, la sécession des élites : selon lui, les membres de la classe supérieure se sont progressivement coupés du reste de la population et se sont aménagés un entre-soi culturel et géographique bien confortable.

L’explication de ce phénomène est à rechercher dans la nouvelle stratification, à la fois éducative et géographique, engendrée par l’augmentation très significative de la proportion de diplômés du supérieur, qui représentent maintenant 30% de l’ensemble de la population et qui ont tendance à se concentrer dans les métropoles, entraînant ainsi un recul de la mixité sociale. Le cas de Paris est emblématique : en 1982 les professions intellectuelles représentaient 24,7 % de la population active parisienne, elle atteint 46,4 % en 2013.

JÉRÔME FOURQUET ÉVOQUE, ÉGALEMENT, COMME CONSTITUTION DE L’UNE DES ÎLES, LA SÉCESSION DES ÉLITES : SELON LUI, LES MEMBRES DE LA CLASSE SUPÉRIEURE SE SONT PROGRESSIVEMENT COUPÉS DU RESTE DE LA POPULATION ET SE SONT AMÉNAGÉS UN ENTRE-SOI CULTUREL ET GÉOGRAPHIQUE BIEN CONFORTABLE…

Le poids démographique et la concentration géographique de ces catégories CSP+ (Catégories Socio-Professionnelles Surpérieures) les amènent de plus en plus à vivre en autarcie avec, en effet miroir, un affranchissement culturel et idéologique des classes populaires, autre île de l’archipel.

Jérôme Fourquet parle, à ce propos, du « retournement des stigmates de la part des catégories populaires » à partir de trois phénomènes, dont le cumul apparaît clairement dans certaines zones géographiques : la proportion de nouveau-nés portant un prénom anglo-saxon, la mode du tatouage et le vote Front national. 

Si, traditionnellement, les classes populaires suivaient pour leurs enfants les choix des CSP+, il n’en est plus rien. Si, dans les années 60, 2% des enfants recevaient un prénom anglo-saxon, cette proportion atteindra 12% des naissances en 1993. Toutes périodes confondues, le prénom Kevin aura été le prénom masculin le plus donné en France pendant 7 années consécutives (influence du film « Danse avec les loups » avec Kevin Costner sorti en 1991) ; cette mode ne concernera évidemment pas les cadres et les professions intellectuelles.

On constate par ailleurs une très forte prévalence de ces prénoms dans tout le quart nord-est du pays, où les catégories populaires sont surreprésentées ; il existe une carte des Kevin, et des Dylan qui recoupe la carte des votes pour le Front National. Le vote FN, comme le choix des prénoms, traduirait ainsi un phénomène d’affranchissement de toute une partie des classes populaires qui ont développé leur propre culture dont certains éléments sont le tatouage ou la chasse. 

Ces deux « iles » mettent en évidence de nouvelles stratifications de la société française ; stratifications qui existaient déjà mais qui étaient plus ou moins occultées par le clivage gauche/droite. Il s’agit du clivage opposant les tenants de l’ouverture au monde et ceux qui demandent davantage de protection (économiques, sécuritaires, identitaires) ; les premiers regroupent les CSP+ tandis que les seconds rassemblent les ouvriers et les classes moyennes faiblement diplômées. Ces clivages recoupent électoralement les votes oui et non aux deux référendums sur l’Europe ainsi que le deuxième tour des dernières élections présidentielles.

LES RÉGIONS DU NORD ET DE L’EST DUREMENT FRAPPÉES PAR LA DÉSINDUSTRIALISATION ÉPROUVENT UN SENTIMENT AIGU DE DÉCLIN ET DE DÉCROCHAGE QUI A FAVORISÉ LE VOTE FN. À L’INVERSE, DANS L’OUEST, LES HABITANTS ONT L’IMPRESSION DE VIVRE DANS DES RÉGIONS ÉCONOMIQUEMENT PRÉSERVÉES, CLIMAT MOINS PROPICE AU FN…

Il s’agit également du clivage correspondant à la dynamique sociale et économique dans laquelle s’inscrit l’électeur soit, à titre personnel, progression sociale par rapport aux parents ou déclassement, mais également à titre collectif, selon que la région est perçue comme « gagnante » ou « perdante » ; ainsi les régions du Nord et de l’Est durement frappées par la désindustrialisation éprouvent un sentiment aigu de déclin et de décrochage qui a favorisé le vote FN. À l’inverse, dans l’Ouest, les habitants ont l’impression de vivre dans des régions économiquement préservées, climat moins propice au FN.

Il s’agit enfin du clivage centre/ périphérie : la métropole et son immédiate périphérie votent Macron et, au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre-ville, le vote Le Pen prospère au point de l’emporter à 30 km de la métropole.

AU PREMIER TOUR DES DERNIÈRES ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES, L’ÉCART DE VOTE EN FAVEUR D’EMMANUEL MACRON ENTRE LES DÉTENTEURS D’UN DIPLÔME INFÉRIEUR AU BAC ET CEUX DIPLÔMÉS DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR EST DE 18 POINTS…

La variable la plus discriminante est cependant en définitive celle du niveau d’étude ; beaucoup plus que le revenu ou la CSP. Au premier tour des dernières élections présidentielles, l’écart de vote en faveur d’Emmanuel Macron entre les détenteurs d’un diplôme inférieur au bac et ceux diplômés de l’enseignement supérieur est de 18 points. Plus récemment, l’identification aux « Gilets jaunes » était la plus forte parmi les détenteurs d’un CAP ou d’un BEP. 

Jérôme Fourquet conclut son livre en montrant que si l’élection d’Emmanuel Macron a bien été un big-bang électoral, cette élection n’est que la résultante de mouvements profonds qui travaillaient la société française depuis longtemps. La constitution autour du nouveau Président de la République d’un bloc « central-libéral-élitaire » ne fait que rassembler les électeurs ouverts au monde et ayant voté oui aux référendums européens, ainsi que les électeurs de gauche qui se satisfaisaient de la gestion centriste des différents gouvernements socialistes. L’analyse des résultats de cette élection met aussi en évidence à la fois une sorte de nouvel affrontement de classes et en même temps une série de clivages que le sous-titre du livre : « une nation multiple et divisée » résume bien.

La lecture de ce livre soulève des interrogations graves et fondamentales : dans un contexte certes différent, les conflits et les clivages au sein de la société française n’étaient-ils pas aussi importants il y a 50 ans ? Les fragmentations de la société décrites dans ce livre sont-elles à ce point profondes qu’elles débouchent sur une ou des formes de guerre civile, ou ne sont elles que la manifestation d’une société diverse qui n’empêche pas les hommes de faire société ?