INTERVIEW

Ce résultat est une reconnaissance légitime, et reflète la très grande qualité des professionnels qui sont mobilisés au service du patient, tant dans le soin que dans la recherche, qui est un vrai levier d’entraînement et encourage à l’excellence

Yann Bubien

Directeur Général du CHU de Bordeaux

Comment le CHU de Bordeaux s’est-il réorganisé pour permettre aux patients atteints par d’autres pathologies que celle du covid-19, de continuer à se faire soigner dans des conditions optimales ? Quelles leçons en tirez-vous ?

YANN BUBIEN : Il faut distinguer les deux vagues covid qu’on a connues jusqu’à présent. Durant la première vague, les déprogrammations ont été massives, partout, et nous avons été alertés très tôt sur le fait que les patients venaient peu au CHU, y compris pour ce qui relève d’urgences de prise en charge (AVC notamment). Nous avons, en conséquence, lancé des campagnes de communication, pour rappeler que la prise en charge en urgence était assurée. D’autres actions ont été lancées, en particulier avec une accélération majeure des suivis en téléconsultation (donc avec le patient) ou en téléexpertise, pour rassurer ou conforter les orientations posées par les professionnels de ville. Le bilan de cette première vague s’est fait dans les équipes, à quelques mois de distance : on a pu constater, sur certaines pathologies, ce qui avait pu fonctionner, ou des situations qui ont pu s’aggraver, malgré notre communication. Concernant la 2ème vague, la situation est différente. Les déprogrammations sont plus progressives, on a pu définir des paliers, et nous arrivons à les ajuster au fil de l’eau en fonction des besoins de redéploiement de professionnels. Par ailleurs, sur le suivi des patients, les équipes ont pu revoir leurs pratiques aussi, fortes du bilan de la 1ère vague, par exemple en redéfinissant quelle prise en charge pouvait se faire en téléconsultation, et quand un rdv physique était nécessaire. L’activité demeure très importante à l’hôpital. Nous travaillons de manière très consensuelle, avec médecins et chirurgiens, pour définir, au plus juste des besoins, ce qui peut être préservé comme activité, avec aussi des grands points de vigilance, par exemple sur le maintien des activités de transplantation, ou encore sur des prises en charge prioritaires, pour éviter les pertes de chance. L’important, c’est que cette réflexion soit construite avec des interlocuteurs de toutes les équipes : c’est un travail collectif, partagé, et ajusté en permanence. Nous avons peu de lisibilité sur le devenir à quelques jours, et seul le dialogue constructif nous aidera à mieux avancer.

La coordination et la coopération entre les établissements publics et privés ont parfois été difficiles lors de la première vague. Comment se sont-elles organisées en Gironde ?

Y.B. : Nous avons pu, dès le début, compter sur la mobilisation des établissements de toute la Gironde, tant des établissements publics, au sein du groupement hospitalier de territoire, que sur la mobilisation des établissements privés. Cette coopération passe par une coordination territoriale, et un ajustement en continu. Concrètement, cela veut dire que, sous l’égide et en coopération avec l’ARS, on puisse partager à la fois la situation de chaque établissement, les organisations mises en place, les modes opératoires, etc. Le plus précieux, c’est d’avoir une régulation territoriale commune pour définir le lieu de la prise en charge de patients covid, qu’ils viennent de la région ou d’ailleurs. Dès la première vague, le retour du grand Est nous avait fait mesurer, très tôt, la nécessité d’une régulation en amont de toute prise en charge, pour éviter d’avoir un établissement saturé avant que les autres se mobilisent, en risquant un effet domino délétère. Nous sommes très heureux de cette coordination, qui permet une vraie cohérence sur le territoire. Cela nous permet aussi d’être en renfort et en soutien pour l’hygiène ou des conseils, auprès des établissements médico- sociaux, en particulier les EHPAD, qu’on sait, partout, très impactés.

L’IA et le numérique, notamment à travers la télémédecine, auront-ils permis une meilleure prise en charge des patients atteints de la covid-19 ? Comment ces nouveaux usages ont-ils été perçus par les soignants et les patients ?

Y.B. : La télémédecine existait déjà au CHU, mais elle a pris un nouvel essor durant la crise covid. C’est un déploiement rapide, accéléré, avec plusieurs aspects : la téléconsultation, pour éviter au patient de se déplacer, la téléexpertise, pour un avis d’experts, ou encore le télésuivi, par exemple pour les patients porteurs de dispositifs médicaux implantables. Ces activités existaient déjà. La crise covid a conduit à déployer beaucoup plus largement la téléconsultation et la téléexepertise en particulier. Au total, 267 activités nouvelles ont basculé en téléconsultation durant la 1ère vague, pour réaliser presque 27 000 téléconsultations, et presque 1 200 médecins utilisateurs. Nous avons été amenés à innover, par exemple avec une plate-forme ville-hôpital, afin de répondre aux besoins des praticiens de ville pour toutes les questions de prise en charge covid. Sur cette plate-forme, nous avons géré, en 1ère vague, 10.000 demandes. Le numérique, c’est aussi le déploiement d’une solution déjà en cours d’expérimentation, mais réorientée pour un nouvel usage : c’est la plate-forme Rafael, qui nous a permis d’accompagner 950 patients atteints de la covid, suivis à domicile, chaque jour, pour réagir rapidement à toute évolution des symptômes, donner des conseils, rassurer ou orienter vers l’hôpital en cas de besoin. L’IA nous aide aussi à scruter notre activité. En cette période de très grande incertitude, rapprocher les données (appels SAMU, dépistages, venues aux urgences, hospitalisations, activités de réanimation), sur les sites, nous fait prendre du recul, et nous aide, en cellule de crise en particulier, à croiser les différents éléments avant toute validation de décision, pour engager des déprogrammations ou passer différents seuils. La perception de ces outils méritera d’autres retours, en particulier pour entendre le retour des patients sur la télémédecine. Ce qu’on entend à ce jour, de la part des équipes médicales, c’est d’abord le fait que la 1ère vague a été une leçon. Sur les mois suivants, les équipes ont pu constater ce qui était adapté pour un suivi en téléconsultation, à quelle fréquence une consultation physique était nécessaire, en particulier pour les personnes atteintes de maladies chroniques. Cela nous a conduits, pour cette 2ème vague, à modifier ou réajuster certaines pratiques. Il faut aussi se souvenir que, dans la très grande incertitude de la 1ère phase, les personnes souvent ne souhaitaient pas venir à l’hôpital. C’était donc aussi un état de fait : pour avoir un suivi adapté, il fallait recourir à ces outils. Nous avons franchi un cap, mais sommes encore au début des usages de la télémédecine dans son ensemble. Nous attendons encore des progrès, pour faciliter le travail des équipes, en particulier en termes d’outils.

Le CHU de Bordeaux arrive en tête du palmarès – réalisé annuellement par Le Point – très remarqué des hôpitaux. Comment percevez-vous ce succès ?

Y.B. : Ce résultat est une reconnaissance légitime, et reflète la très grande qualité des professionnels qui sont mobilisés au service du patient, tant dans le soin que dans la recherche, qui est un vrai levier d’entraînement et encourage à l’excellence. Nous sommes tous très fiers de ces résultats, car ils concernent de très nombreuses disciplines. C’est un vrai encouragement pour tous que de voir 31 spécialités classées dans les 5 premières places du classement. C’est le fruit d’un travail collectif, avec, autour des professionnels médicaux, des soignants, des enseignants, des équipes sociales, administratives. En cancérologie, nous avons 10 disciplines classées dans les 5 premières. Cela représente presque un tiers de notre activité !
L’accent mis sur l’innovation et la recherche est très important pour nous. Le CHU est 2ème au niveau national pour la recherche académique, et au 4ème rang des publications.

Le CHU de Bordeaux a lancé récemment son cercle de l’innovation. Quelle est l’ambition ?

Y.B. : Le Cercle de l’innovation est un lieu de partage et de confrontation des idées autour de thématiques avec un fort potentiel d’innovation. Nous allons y parler des potentiels du numérique, de l’intelligence artificielle, des programmes de simulation, des thérapeutiques émergentes et de tous les sujets qui contribueront à dessiner l’hôpital de demain. Ce cercle de l’innovation est ouvert aux professionnels du CHU et à tous les acteurs de l’innovation en santé. Je souhaite que les idées qui naitront de ces échanges ouvrent des perspectives d’innovation, fassent germer de nouveaux projets et infusent la stratégie du CHU pour les années à venir.