Dr François Caroli
Psychiatre honoraire des hôpitaux & ancien Chef de service à l’hôpital Sainte Anne à Paris
Du conflit de bureau à la dépression hostile
On a longtemps considéré qu’être agressif envers autrui éloignait la dépression et le risque suicidaire. En fait, agressivité contre soi-même ou contre autrui font toutes deux courir un risque dépressif à partir de la manipulation de l’idée de mort qui peut conduire à une tentative de suicide ou un suicide comme en témoigne le suicide-appel (amoureux), ou le suicide-témoignage (sur le lieu du travail). On peut repérer, associées au fléchissement de l’humeur, des ruminations, de la colère avec irritabilité, de l’agressivité ; cet ensemble constitue la dépression hostile qui peut prendre plusieurs formes, notamment en fonction de la personnalité. Bien que « délaissée des classifications internationales, la dépression hostile n’en prend pas moins une place de plus en plus importante en médecine psychiatrique et somatique1 ».
Avec tout ce que j’ai fait pour cette boîte, voilà comment ils me traitent, raconte Lydia, en arrêt maladie, depuis 6 mois ; je faisais partie de la famille, le couple de patrons me considérait comme leur fille ; je ne comptais pas mes heures, je m’occupais de leurs courses, de leurs chiens. Ils ont cédé l’affaire à leur fils et tout a changé : il a vérifié mes horaires, m’a imposé des congés, changé le système informatique, refusé une formation, trouvé mon travail médiocre et exigé que « je m’arrange pour recevoir la clientèle » ; moi qui travaille dans cette société comme assistante depuis 12 ans, je m’en veux d’avoir été aussi bête. Du coup, j’ai la boule au ventre ; je dors tout le temps, je fais des cauchemars, j’ai pris 9 kg, je mange beaucoup. Je reste chez moi sans bouger ; des fois, je veux y retourner et me jeter de la fenêtre de mon bureau pour leur apprendre ; heureusement, ma fille me retient.
Mon mari, poursuit Lydia, me dit qu’il faut que je démissionne, mais je perds tous mes droits, y compris le chômage, c’est pas normal, et à mon âge (42 ans), c’est pas facile de se recaser. Mon généraliste m’a fait un certificat : « Elle est suivie pour burn-out et nécessite une inaptitude : traitement : Seroplex, alprazolam. » Le médecin du travail me dit que je ne suis pas traitée par un spécialiste. Je ne veux pas, c’est moi la victime. J’ai vu, une fois, une psychologue de la souffrance au travail ; elle a écrit au patron pour lui dire que j’étais maltraitée et qu’il fallait que ça cesse, il ne reconnaît rien. Je veux aller aux prud’hommes pour harcèlement, mais je n’ai pas de preuve.
Lydia, comme bien d’autres, se trouve dans une impasse avec sa dépression de plus en plus hostile, encouragée par les errements thérapeutiques : un traitement antidépresseur inefficace reconduit tel quel pendant 6 mois ; un verbatim de la psychologue qui enjoint à l’employeur de faire cesser un dysfonctionnement qu’il ne reconnaît pas ; un certificat médical empathique, voire de complaisance, avec un traitement non congruent : le verbe burn-out2 est connu du grand public à partir de la vague de suicides en 2006 à France Télécom. « Il est devenu un « mot-valise » au contenu multiforme : souffrance au travail, “bore-out”, fatigue simple, désinvestissement, conflit interpersonnel, harcèlement moral… Il inclut, souvent à tort, la dépression hostile3. » Tous ces errements ne peuvent que renforcer l’enfermement dans une bulle cognitive et la rancœur vers le désespoir (Lydia n’a pas l’opportunité d’intégrer un groupe de survie tel que les gilets jaunes).
Même si elle survient dans le contexte professionnel, la dépression hostile nécessite une investigation : antécédents personnels/familiaux de troubles de l’humeur unis ou bipolaires ; apparition de symptômes particuliers (hypersomnie, hyperphagie, sensation de « jambes lourdes », culpabilité excessive4). Quant au traitement : une molécule inefficace doit être modifiée, associée à un anxiolytique, voire à un antipsychotique régulateur de l’humeur. Une psychothérapie adaptée conduit le patient à décoder comment ses difficultés professionnelles décompensent sa personnalité (dépendante, sensitive, obsessionnelle…) et la signification de son désir fixé de reconnaissance et de réparation d’un préjudice (souvent non quantifiable).
Seuls des soins bien conduits permettent au médecin du travail, au centre du réseau professionnel (employeur, médecins traitant, médecin de la sécurité sociale, inspecteur du travail…), d’adopter une position quant à un aménagement des conditions de travail ou une inaptitude. Sans cela, il risque de prendre une décision à caractère social plus que médical. Si l’employeur conteste cette décision… c’est le conseil des prud’hommes qui arbitre, ce qui ne satisfait personne.
1 A. Lagodka, W. de Carvalho. Dépression hostile, Lavoisier, 2010.
2 V. Kovess, L. Saunder. Burn-out : historique, mesures et controverses, Elseivier, 2016.
3 F. Caroli. Dépression hostile et contexte professionnel, à paraître, Raison Présente, 2021.
4 M. Parneik. « L’irritabilité dans le spectre des troubles de l’humeur ». Thèse, Limoges, 2012.