Tribune
Par
Hervé Chapron
Ancien Vice-Président du CRAPS
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Cette analyse est issue du chapitre 3 « Les Ruptures » de notre ouvrage « Les 11 incontournables de la protection sociale ».
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CONTEXTE
En 1967, sous un Gouvernement très affaibli conduit par Georges Pompidou, son ministre des Affaires sociales, Jean-Marcel Jeanneney engageait déjà par ordonnances une réforme administrative notable du régime général de la Sécurité sociale.
Deux justifications présidaient aux remaniements profonds qui allaient en résulter : la première d’ordre financier eu égard à la détérioration de la situation financière du régime, la seconde d’ordre organisationnel en considération de la défiance des pouvoirs publics à l’égard des mécanismes de gouvernance initiaux jugés insuffisamment responsables.
Dès lors, une nouvelle architecture allait en découler, essentiellement basée sur la séparation des risques et l’affirmation d’une gestion paritaire sans élections qui mettait un terme définitif à « l’expérience de démocratie sociale » issue de la Libération.
Depuis la fin des années 70, la France s’enfonce dans la crise malgré la création de tout un arsenal social visant à réduire ses effets. Loin de diminuer, les inégalités ne cessent de se creuser. Le chômage, la précarité de l’emploi et des conditions de vie font émerger une nouvelle catégorie défavorisée : les nouveaux pauvres1. L’expression « trappe à pauvreté » apparaît : notre système social, cette exception française que le monde entier nous envie, commence à se craqueler sous l’effet conjugué de la perte de compétitivité de notre économie, des délocalisations massives, de la mondialisation naissante. Le montant de la dette – celle de l’État et celle des systèmes sociaux – devient préoccupant. La confiance du peuple dans ses gouvernants est au plus bas.
En 1995, Jacques Chirac ayant fait campagne sur le thème de la « fracture sociale » est élu président de la République : « La sécurité économique et la certitude du lendemain sont désormais des privilèges. La jeunesse française exprime son désarroi. Une fracture sociale se creuse dont l’ensemble de la Nation supporte la charge. La « machine France » ne fonctionne plus. Elle ne fonctionne plus pour tous les Français2. » Il nomme Alain Juppé Premier ministre.
Confronté à la fois à la récurrence et à l’ampleur des déficits – en 1995, le déficit s’élève à 60 milliards de francs, un prêt de 137 milliards de francs3 dut être accordé par la Caisse des dépôts et consignations à l’ACOSS, 17 milliards de francs étant destinés à faire face au déficit prévisionnel de 1996 –, à la préparation de la mise en place de la monnaie unique et à l’épineuse question de la place de l’État dans le dispositif général, le Premier ministre engage, le 15 novembre 1995, devant l’Assemblée nationale, un vaste plan de réformes sociales – souvent à tort réduit au seul volet Sécurité sociale – ambitieux et global, fondé sur trois principes majeurs « la justice, la responsabilité et l’urgence », portant sur :
– Les modalités de gouvernance des caisses de Sécurité sociale ;
– Le pilotage de la politique hospitalière ;
– La maîtrise des dépenses d’Assurance maladie ;
– La réforme des régimes spéciaux de retraite ;
– Le rétablissement de l’équilibre financier et la gestion de la dette sociale.
Le texte
Discours du Premier ministre, Assemblée nationale, 15 novembre 1995.
« Je vous ai dit quelle était l’ambition du Gouvernement : sauver notre système de Protection sociale parce qu’il est notre meilleure arme pour lutter contre l’exclusion et réduire la fracture sociale ; construire, pour nos enfants, la Sécurité sociale du XXIe siècle ; imaginer un nouveau contrat de sécurité et de solidarité sociale entre les Français… Une nouvelle ère pour la Sécu s’engage et, in fine, le déficit doit se résorber.
… C’est une réforme de structure qui n’a rien à voir avec tout le reste. Personne n’avait jamais osé la faire depuis 1945.
… L’addition des corporatismes et des égoïsmes ne saurait arrêter notre élan.
… Si le sens des responsabilités, la primauté de l’intérêt général, la volonté de partage et de solidarité l’emporte, nous allons réussir ce qu’on n’a pas osé entreprendre depuis 30 ans.
Ce n’est pas le sort d’un Gouvernement qui se joue. C’est un enjeu national qui est en cause. Nous prenons, j’en suis sûr, pour nous tous, mais surtout pour les Français, pour le pacte républicain, pour la cohésion nationale, le chemin de la réussite. »
Si l’objectif de la réforme à court terme pour le volet Sécurité sociale est double : dégager un excédent de 12 milliards de francs en 1997 et permettre le remboursement en treize ans de la dette cumulée entre 1992 et 1996, soit 250 milliards de francs, des mesures structurelles envisagées modifient en profondeur à la fois la nature et l’architecture du système en place :
– Un allongement de la durée de cotisation de 37,5 à 40 annuités pour les salariés de la fonction publique afin de l’aligner sur celle du secteur privé déjà réformé en 1993.
– L’établissement d’une loi annuelle de la Sécurité sociale fixant les objectifs de progression des dépenses maladie et envisageant la mise en place de sanctions pour les médecins qui dépassent cet objectif.
– L’accroissement des frais d’hospitalisation, des restrictions sur les médicaments remboursables.
– Le blocage et l’imposition des allocations familiales versées aux familles avec enfants les plus démunies.
– L’augmentation des cotisations maladie pour les retraités et les chômeurs.
– Le gel du salaire des fonctionnaires.
Si l’Assemblée nationale accueille très favorablement ce plan, les syndicats voient leur pré carré se réduire au profit du Parlement et considèrent que les mesures envisagées portent atteinte à la notion même de progrès social. Malgré le soutien apporté par la CFDT à Alain Juppé, un vaste mouvement social dans l’ensemble du pays se lève. Les mouvements de grève de novembre et décembre 1995 de « défense des acquis sociaux » ont finalement raison de la détermination du Gouvernement, qui cède, le 15 décembre 1995, sur l’extension aux régimes publics des mesures décidées en 1993 par Édouard Balladur pour les retraites de base du secteur privé. Mais le Gouvernement refuse de revenir sur la réforme de la Sécurité sociale, une loi votée le 30 décembre suivant lui permettant de légiférer par ordonnances en la matière.
Cinq ordonnances du 24 janvier 1996 relatives…
– Au remboursement de la dette sociale avec la création de la contribution pour le remboursement de la dette sociale et la Caisse d’amortissement de la dette sociale.
– Aux mesures urgentes tendant au rétablissement de l’équilibre financier de la Sécurité sociale avec notamment la non-revalorisation des bases mensuelles de calcul des prestations familiales.
– À l’organisation de la Sécurité sociale prévoyant la création des conventions d’objectifs et de gestion entre l’État et les caisses nationales ainsi que la modification de la composition des conseils d’administration des caisses et la création de conseils de surveillance.
– À la maîtrise médicalisée des dépenses de soins avec pour principales mesures la création de la Conférence nationale de la santé et la création de la carte Vitale.
– À la réforme de l’hospitalisation publique et privée reproduisant au niveau hospitalier l’étatisation mise en œuvre pour la Sécurité sociale.
… structurent le nouveau paysage.
Ainsi, « la clarification des pouvoirs telle que décidée en 1995 par les pouvoirs publics consiste à préciser quels sont les acteurs compétents tout au long du processus qui conduit de la création de la règle à l’exercice par un assuré des droits et obligations qu’il tient de cette règle. Le processus se décompose en trois temps : en amont, la fixation des cadres juridiques et financiers dans lesquels va s’exercer la gestion du système et, en aval, le contrôle de cette gestion. À l’État revient la responsabilité de l’amont et de l’aval, aux organismes décentralisés, celle de la gestion… Ce qui est nouveau, c’est plus l’affirmation, la consécration de ce partage de responsabilités, en rupture avec le discours ambiant issu de l’idéologie des ordonnances de 19674 ».
Au niveau national, le fait le plus saillant de cette clarification réside dans la création d’une nouvelle catégorie de lois créée par la révision de la Constitution du 22 février 1996 : la loi de financement de la Sécurité sociale votée annuellement, avant tout pensée comme un outil permettant à la fois une meilleure prévision des recettes de la Sécurité sociale et une maîtrise de ses dépenses sociales de santé. Loi de financement et non de finances, la LFSS n’a pas de portée budgétaire, se contentant d’afficher un Objectif national de dépenses d’Assurance maladie (ONDAM), indicateur du taux annuel d’augmentation des dépenses en matière de soins à ne pas dépasser sans pour autant être une enveloppe budgétaire limitative.
Désormais, le Parlement a donc un droit de regard sur l’équilibre financier de la Sécurité sociale. Il peut ainsi se prononcer sur les grandes orientations des politiques de santé et de Sécurité sociale, sur leur mode de financement mais n’a pas le pouvoir de fixer lui-même les recettes de la Sécurité sociale puisque la LFSS n’autorise pas la perception des recettes, elle ne fait que les prévoir. De même, les objectifs de dépenses, votés par le Parlement, évaluent les dépenses mais ne les limitent pas.
Au niveau local, « instrument de la responsabilisation de tous les acteurs, le contrat doit permettre un partenariat constructif, la réforme distribue avec précision les responsabilités entre le Parlement, le Gouvernement, les caisses nationales, les organismes locaux et, au sein des caisses, entre les conseils d’administration et les
directeurs5… les Conventions d’objectifs et de gestion (COG) sont désormais courantes dans tous les secteurs de l’action publique que l’État délègue à des partenaires… »
Enfin, le plan Juppé crée une structure de défaisance, la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES), établissement public national à caractère administratif. Il s’agit de « sortir » le déficit cumulé des comptes du régime général et de le transférer à une institution chargée d’en assurer l’apurement.
Ce plan trouvera son prolongement dans les lois du 13 août 2004 accordant un leadership de la CNAMTS au sein de la structure même de la Sécurité sociale et celle du 21 juillet 2009, portant entre autres la création des Agences régionales de santé (ARS).
Analyse
Si le plan Juppé a été une véritable déflagration, force est de constater que les déficits de la Sécurité sociale, désormais dénommé dans le langage populaire « trou de la Sécu », n’ont cessé de s’accroître depuis lors. Ainsi, si les réponses – marquées par un jacobinisme forcené – apportées par le plan Juppé ne semblent ne pas avoir été efficaces aux questions qu’elles entendaient résoudre – en premier lieu « le rétablissement définitif de l’équilibre des comptes du régime général » –, les Français ont le sentiment que leur système de Sécurité sociale s’inscrit désormais dans une dynamique de transformations ininterrompues, une fuite en avant ne répondant qu’à une vision court-termiste. La crise du Covid a montré de façon criante l’état de délabrement de notre système hospitalier et au-delà de l’autosatisfaction déplacée des pouvoirs publics se satisfaisant que « l’État a tenu » que le concept de « contractualisation » reste toujours perçu dans son application comme un contrat d’adhésion et non la conséquence d’une participation des acteurs, que l’inefficacité patente à la fois des Unions régionales de santé et des Agences régionales de santé (URPS) convoque en creux l’impossible débat d’une véritable régionalisation.
Une chose est certaine : la mutation de notre système de Protection sociale de bismarckien en beveridgien trouve à travers le plan Juppé, après la création de la CSG6, un second point d’ancrage qui sera consolidé par un recours quasi systématique aux taxes fiscales et parafiscales, conférant aux deniers publics proprement dits une place prépondérante dans le financement de l’ensemble du système de Protection sociale7 assurant de fait une légitimité supplémentaire à l’interventionnisme étatique au détriment d’une démocratie sociale aujourd’hui agonisante.
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Sources:
1. Personnes qui travaillent mais dont le niveau des revenus est très faible et les maintient dans la pauvreté.
2. Discours de campagne du candidat Chirac. 17 novembre 1995.
3. Soit 20,89 milliards d’euros.
4. « La gouvernance de la Sécurité sociale à partir du plan Juppé de 1995 ». Rolande Ruellan. Vie sociale 2015/2. N° 10.
5. « La gouvernance de la Sécurité sociale à partir du plan Juppé de 1995 ». Rolande Ruellan. Vie sociale 2015/2. N° 10.
6. Cf. Chapitre 3 – Les ruptures : « La CSG : de Bismarck à Beveridge !« .
7. Cf. Chapitre 2 – La construction nationale : « Le discours de Charles de Gaulle de 1985« .