Tribune

« D’une grandeur mathématique qui se compte, le discours sur le travail a peu à peu évolué vers une grandeur morale qui se respecte […] sans que la pensée des transformations du travail ne progresse d’autant… »

Par
Denis Maillard,
Cofondateur du cabinet de conseil Temps Commun

En 2007, Nicolas Sarkozy avait su mettre en musique avec grand talent la vision la plus achevée de ce que l’on appelle généralement la « valeur travail ». Pastichant Clemenceau qui, le 8 mars 1918 devant la Chambre, expliquait : « Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c’est tout un : politique intérieure, je fais la guerre ; politique étrangère, je fais la guerre. Je fais toujours la guerre », le tout nouveau président de la République déclarait le 20 juin 2007 : « Je propose à la majorité présidentielle le choix suivant : politique sociale : le travail ; politique éducative : le travail ; politique économique : le travail ; politique fiscale : le travail ; politique de concurrence : le travail ; politique commerciale : le travail ; politique de l’immigration : le travail ; politique monétaire, politique budgétaire : le travail. »

Avec moins de brio et surtout mezza voce, le président actuel et son Gouvernement n’ont pas dit autre chose pour justifier la réforme des retraites de 2023 : il faut travailler plus ! Il n’y a pas d’alternative à l’effort. Et le travail est cette valeur suprême qui permettra de résorber l’ensemble des problèmes et des déficits…

Toutefois, si un tel réarmement moral du travail trouvait son sens en 2007 dans une polémique avec la gauche qui avait historiquement fait de la réduction du temps de travail son marqueur politique, 16 ans plus tard, et alors que la gauche est exsangue, ce credo manque d’à-propos. Ce n’est pas que le discours est daté, c’est qu’il est tout bonnement déplacé par rapport aux nouvelles divisions du travail, issues de 40 ans de globalisation ayant largement transformé la France en économie de services. Il est décalé aussi en regard de l’expérience du travail qui résulte de ces évolutions et donc vis-àvis des attentes des Français. C’est d’ailleurs ce que les manifestations intersyndicales contre la réforme des retraites ont largement signifié durant près de six mois.

S’il ne l’a finalement pas emporté, l’intérêt de ce mouvement de contestation, d’ampleur historique, a été de proposer une autre vision du travail qui ne fasse précisément pas de ce dernier une valeur. Car il faut l’affirmer sans détour, le travail n’est en rien une valeur !… Il est un acte productif et une catégorie de pensée qui peut revêtir de la valeur pour celui ou celle qui le réalise, et qui met éventuellement en jeu des valeurs personnelles ou collectives. Pourtant, l’idée d’une « valeur travail » résiste encore à l’ensemble des travaux académiques qui la battent en brèche comme de l’expérience que chacun peut réaliser à son échelle.

Pour le comprendre, il faut commencer par reconnaître que la « valeur travail » a pour elle une longue histoire. Et remonter ainsi aux années 1840 avec la découverte par la physique d’une force universelle dans la nature : l’énergie. À partir de là, la science physique va établir la première loi de la thermodynamique – l’énergie est une force constante qui peut se transformer pour être augmentée naturellement -, puis la deuxième loi démontrant que l’énergie peut aussi s’affaiblir. Ce que l’on appelle alors l’entropie est l’aspect négatif de ce corps conçu, pour sa part, comme une machine thermodynamique capable de conserver l’énergie en la transformant.

Ces lois physiques vont être rapidement appliquées au travail à travers le triptyque « énergie-fatigue-repos » qui va devenir la référence sociale et politique sur laquelle est bâti notre monde, celui de la seconde révolution industrielle, de l’électricité, du développement du machinisme, des grandes usines, de la discipline au travail, etc. Mais aussi la référence de ses critiques, comme celle de Marx qui évoque la « force de travail » et la reconstitution de cette force dans l’analyse qu’il propose de l’exploitation capitaliste.

Comme l’a bien montré l’historien François Vatin dans « Le travail et ses valeurs »1, l’idée d’une « valeur travail » est donc un legs de ce long XIXe siècle et des schémas énergétistes propres à cette époque assurant le lien entre les sciences de la nature et celles du social autour de l’idée de travail. De ce fait, le travail a toujours été pensé comme une valeur mesurable, sous le signe de l’effort et de la dépense énergétique. Dans ce type de pensée mécaniste et scientiste, il y a travail s’il y a dépense d’énergie permettant, en retour, de mesurer le travail réalisé, c’est-à-dire l’effort. Voilà donc ce qui irriguera, et domine encore, toute la pensée et l’organisation du travail de l’ère industrielle jusqu’à nos jours.

Ce faisant, le travail devient une valeur mesurable et non une modalité de la production et un acte productif ; il s’efface alors derrière la figure du travailleur, celui qui produit l’effort à travers le mouvement de son corps. Le producteur n’est donc pas envisagé à partir de son travail, mais c’est plutôt le travail qui est pensé à partir du travailleur dont l’idéal type est l’ouvrier industriel, celui qui assure des tâches physiques, sécables et donc mesurables ; mais aussi celui qui porte toutes les espérances révolutionnaires ou de transformation. D’où cette héroïsation de l’ouvrier force de travail et travailleur de force.

Malheureusement pour elle, cette « valeur travail », mise en scène à la fois par les thuriféraires de Taylor et les suppôts de Stakhanov, va finir par détruire le sens et la substance du travail au fur et à mesure que les conditions de la production vont se modifier. Et c’est à partir du début des années 1990, avec la disparition du camp socialiste, que l’on note une amplification des discussions sur cette « valeur travail » et son éventuelle disparition. L’inquiétude qui s’exprime alors révèle que les significations du travail sont entrées dans une crise profonde dont l’origine est la perte massive des emplois, celle de la figure du travailleur et celle enfin du sens même du travail.

Certes, cette « crise » avait commencé dès le début des années 1960 autour des réflexions sur « la nouvelle classe ouvrière2 » et le constat d’un effacement définitif de l’ouvrier porteur des espérances révolutionnaires. Mais elle s’est approfondie à travers la désindustrialisation et le chômage de masse ; elle ne cesse de s’élargir depuis avec l’explosion des risques psychosociaux qui ne peuvent conduire qu’à une remise en cause du sens du travail. En effet, s’il est acceptable que le travail mette le corps en danger du point de vue de la pensée mécaniste, le burn-out, lui, ne peut qu’apparaître insensé.

De fait, l’idée obsédante d’une perte du travail n’a pas cessé d’alimenter l’ensemble des débats sociaux depuis les années 1990. Comme l’écrit François Vatin, « la disparation tendancielle du travailleur […] alimenta l’idée d’une perte du travail ». Et donc « de la valeur travail elle-même sur laquelle était élaborée la société moderne3 ».

De cette crise, dont nous ne sommes pas sortis, naissent deux problèmes inextricablement liés.

En premier lieu, nous faisons face à la difficulté de penser les formes modernes de travail, et les pénibilités qui leur sont propres, du fait de cette disparition du « travailleur-force-de-travail ». En effet, l’acte productif qu’est le travail est devenu beaucoup plus insaisissable. Car des nouveaux prolétaires des services aux nouveaux travailleurs de l’immatériel numérique, « des travailleurs de la logistique aux travailleurs du logiciel », pour parler comme le philosophe Pascal Chabot4, on ne se sait plus rendre compte ni mesurer l’engagement (corporel ou non) du travailleur : d’un côté, qu’il s’agisse du soin ou de la logistique, de la manutention ou de la livraison, l’organisation du travail s’arc-boute sur le mode déshumanisant d’une taylorisation ultime des services et d’un management 2.0 où le logiciel et le process règnent en maîtres ; de l’autre, s’agissant surtout des cadres, la survivance du modèle énergétique s’accroche à la mesure de « la charge mentale » que personne, en vérité, ne sait mesurer. Mais de l’un à l’autre, la question reste identique : comment identifier de la production – c’est-à-dire du travail – si l’on ne peut pas identifier de la dépense d’énergie ? Cette interrogation est, par exemple, au cœur de l’essor du télétravail massif : que font réellement les salariés ?

Par ailleurs, l’effacement du « travailleur-force-detravail » a une autre conséquence : le glissement du sens de cette même « valeur travail ». En effet, d’une grandeur mathématique qui se compte, le discours sur le travail a peu à peu évolué vers une grandeur morale qui se respecte – de gauche à droite pourrait-on dire – sans que la pensée des transformations du travail ne progresse d’autant… Ce qui constitue l’un des principaux problèmes qui affecte la politique dans son ensemble.

Par conséquent, le constat est accablant mais il est sans appel : depuis 25 ans maintenant, le discours politique, quand il ne se perd pas dans des réflexions oiseuses sur la fin du travail ou le droit à la paresse, donnant ainsi le sentiment que notre pays serait peuplé de fainéants ou, au mieux, d’enfants gâtés pervertis par un esprit de jouissance hérité de mai 68, ne mobilise plus le travail que comme un pur artefact ; tantôt socialisateur parce qu’imposant des contraintes collectives aux personnes qui y sont soumises, tantôt moralisateur parce que permettant de maintenir l’ordre social face au fantasme d’une démoralisation collective ou d’une lassitude nichée dans la quête de sens.

Sortir de cette crise suppose un effort en trois temps : d’abord celui de re-politiser le travail à partir d’une description des mutations induite par la société de marché et l’économie de services ; ensuite, celui de le redéfinir non pas comme une valeur mais comme un « commun incarné5 » porteur d’un sens collectif, pour toutes celles et ceux qui concourent à un projet commun, et par ailleurs producteur d’une expérience humaine corporelle, physique comme psychique. Enfin, tout cela ne sera possible que si l’on part de la parole des travailleurs sur leur travail, soit l’inverse de cette mystique mécaniste qui domina le monde, héroïsant d’autant plus le « travailleur-force-de-travail » que cela évitait de s’intéresser à son travail réel et aux conditions dans lesquelles celui-ci était concrètement réalisé6.

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Sources :

1. François Vatin. Le travail et ses valeurs. Éditions Albin Michel. 2008.
2. Serge Mallet. La nouvelle classe ouvrière. Éditions Seuil. 1963.
3. François Vatin. Le travail et ses valeurs. Pages 144 et 155. Éditions Albin Michel. 2008.
4. Pascal Chabot. « Nous vivons une métamorphose du travail d’ordre civilisationnel » in PhiloMag. 4 février 2021.
5. Denis Maillard. Quand la religion s’invite dans l’entreprise. Page 208 et suivantes. Éditions Fayard. 2017.
6. Dans son maître ouvrage, La cité du travail, le fordisme et la gauche (Éditions Fayard, 2012), Bruno Trentin, syndicaliste et homme politique italien, a analysé cette question mieux que personne mettant en lumière ces mécanismes idéologiques qui nous ont pendant longtemps rendus aveugles au travail réel et à ses pénibilités.


Crédit photo : Hannah Assouline.