Pr Bernard Golse
Pédopsychiatre-Psychanalyste, Ancien Chef du service de Pédopsychiatrie de l’Hôpital Necker-Enfants Malades & Professeur émérite de Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université René Descartes
Apprendre à parler ou acquérir le langage ? L’inanité des programmes du type « Parler-bambin »
Les programmes d’enrichissement surtout quantitatif du langage entendu par les bébés dans leurs différents lieux d’accueil ne peuvent être qu’un leurre et une pure illusion :
• parce que l’enfant entre qualitativement dans le langage par le biais de la musique du langage et du plaisir partagé avec l’adulte,
• parce que l’avènement du langage est plus le fruit d’une acquisition que d’un apprentissage,
• parce qu’enfin certains de ces programmes ont d’ores et déjà fait la preuve de leur inefficacité.
L’entrée de l’infans dans le langage verbal via la musique du langage
Contrairement à ce que F. Dolto (1987) et d’autres ont pu soutenir en leur temps, le bébé n’entre sans doute pas dans le langage par la partie symbolique et digitale (proprement verbale) de celui-ci, mais plutôt par sa partie affective et analogique (préverbale).
Le bébé semble en effet beaucoup plus sensible, tout d’abord, à la musique du langage et des sons (ceux qu’il entend et ceux qu’il produit) qu’à la signification des signes en tant que tels (l’intégration du lien entre signifiant et signifié étant sans doute davantage le fait d’un apprentissage que d’une sorte de révélation transcendantale immédiate).
Pour entrer dans l’ordre du langage (et du symbolique verbal), le bébé a besoin – non pas de savoir – mais d’éprouver et de ressentir profondément que le langage de l’autre (et singulièrement de sa mère) le touche et l’affecte, et que celle-ci est affectée et touchée en retour par ses premières émissions vocales à lui.
C’est pourquoi, dans le champ du développement précoce, la linguistique structurale saussurienne nous est sans doute d’un moindre apport qu’une linguistique pragmatique plus dynamique et subjectale (J.-L. Austin, 1970 ; J.-S. Bruner, 1983, 1987), car nous avons, me semble-t-il, plus besoin dans ce champ d’une linguistique de l’énonciation que d’une linguistique de l’énoncé.
Dans cette perspective, on comprend bien, dès lors, l’impact possible des carences sur l’instauration et le développement du langage chez l’enfant, dans la mesure où ces carences affectent parfois profondément les qualités de la voix et de la musique du langage de ses différents caregivers.
Si la voix de ceux-ci ne lui fait rien, et si les émissions vocales du bébé ne leur font rien, trop absorbés qu’ils soient dans leurs difficultés internes, alors, du point de vue du bébé : « À quoi bon parler ? ».
L’enfant n’apprend pas à parler, il acquiert le langage
L’enfant n’apprend pas à parler, il acquiert le langage et, d’une manière générale, les premières acquisitions ne sont pas des apprentissages.
On n’apprend pas à un enfant à dire « je » ou à dire « oui », le « je » et le « oui » surgissent de l’intérieur quand la maturation développementale le permet.
Les acquisitions viennent du dedans, les apprentissages viennent du dehors.
Autrement dit, l’enfant s’approprie l’outil-langage et il devient un locuteur de sa langue à partir d’un élan interne, d’un désir de communiquer qui le pousse intensément vers l’autre.
L’apprentissage proprement dit ne concerne au fond que l’énonciation, le vocabulaire et certains aspects de la syntaxe, mais il ne concerne en rien le vouloir-parler en tant que tel.
Dans un petit livre remarquable, N. Chomsky et M. Foucault (2007) ont réfléchi ensemble à ce qu’il en est de la nature humaine.
À partir de disciplines différentes et d’horizons théoriques fort distincts, ils en viennent à l’idée qu’une des composantes de celle-ci serait peut-être la capacité tout à fait remarquable de pouvoir remonter du particulier au général.
Ainsi en va-t-il de l’accès au langage puisque chaque enfant n’a accès qu’à des échantillons très partiels de sa langue (actualisée dans la parole de ses partenaires relationnels) – même pour les enfants vivant dans des milieux socioculturels favorisés – et pourtant, chaque enfant va pouvoir découvrir et intégrer le code général de sa langue de référence.
La question n’est donc en rien de savoir si chaque bébé entend ou n’entend pas 1 000 ou 1 500 mots de plus !
La question est de faire vivre à l’enfant un plaisir partagé qui le motive à entrer dans la communication.
Les programmes dits de stimulation du langage
À partir d’un rapport dit « Rapport Terra Nova », qui a fait beaucoup de bruit en 20171, toute une réflexion s’est développée sur la manière de réduire le plus précocement possible l’impact des inégalités socioculturelles chez les bébés, et ceci dès leur accueil en crèche notamment.
Comment faire, par exemple, pour que les disparités du bain de langage dans lequel ils se développent, n’aient pas de retentissement à long terme sur leur accès au langage qui conditionne en partie, on le sait, leur plus ou moins grande réussite scolaire ultérieure voire, à plus long terme encore, la qualité de leur intégration socioprofessionnelle.
Dans cette perspective, et sur le modèle de certains programmes nord-américains, de nombreux dispositifs à destination de jeunes enfants ont été conçus dans l’objectif de développer leurs compétences langagières et de prévenir les difficultés sous-jacentes, liées notamment à l’origine sociale des enfants.
Le programme « Parler-bambin » a ainsi eu son heure de gloire en France, programme fondé sur l’enrichissement quantitatif du nombre de mots entendus par les enfants en crèche (P. Ben Soussan et S. Rayna, 2018).
L’évaluation des résultats de ce programme implanté dans des contextes monolingues pour des enfants de 0 à 6 ans s’avère aujourd’hui en grande partie décevante (I. Nocus, A. Florin, F. Lacroix, A. Lainé et Ph. Guimard, 2016).
Un certain nombre de dispositifs développés en contextes plurilingues à l’école maternelle et élémentaire ont également été proposés.
Les enjeux de ces différents programmes doivent aujourd’hui être soigneusement discutés ainsi que les précautions à prendre dans la généralisation des résultats issus de ces différentes études, compte tenu de la complexité des processus du développement langagier et de la diversité des voies d’acquisition.
Conclusion
Le programme « Parler-bambin » est un exemple certes particulier toutefois paradigmatique en ce qu’il témoigne de la vanité de tout programme de stimulation du langage des enfants qui se voudrait purement quantitatif.
Tout programme de ce type qui ne prendrait pas en compte la motivation endogène à la communication et la dimension d’appropriation de l’outil-langage au sein d’un partage émotionnel, ne saurait être en effet que profondément réducteur et stérile.