Tribune
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Par
Xavier Briffault
Chercheur en sciences sociales et épistémologie de la santé mentale au CNRS (Cermes3)
Les problématiques (dont les troubles caractérisés) de santé mentale sont particulièrement graves pour de nombreuses raisons. Elles peuvent engendrer des souffrances si intenses qu’elles rendent la vie intolérable, voire poussent au suicide. Elles nuisent à des caractéristiques et capacités indispensables au fonctionnement dans les sociétés tertiarisées complexes contemporaines, dans lesquelles un bon fonctionnement psychique – dans ses multiples dimensions – est requis. Elles se chronicisent vite, et les solutions thérapeutiques ou préventives dont on dispose sont peu efficaces. Elles ont des conséquences multiples sur la santé somatique, soit directement, soit en raison de la dégradation générale de l’hygiène de vie qu’elles engendrent. Si elles ne sont pas « contagieuses », elles impactent néanmoins souvent sévèrement l’entourage des personnes concernées. Tout ceci contribue à ce qu’elles soient parmi les premiers postes de dépenses de l’Assurance maladie, et parmi les premières causes de morbidité dans les pays industrialisés.
La littérature scientifique sur les troubles mentaux est depuis longtemps extrêmement abondante. Pour autant, ces efforts massifs n’ont pas permis de résoudre les problèmes individuels ni de santé publique qu’ils posent. Après des décennies passées à tenter sans succès de leur trouver des causes génériques et des solutions simples – qu’elles soient génétiques, (neuro)biologiques, psychologiques, sociales… –, un consensus semble émerger aujourd’hui pour admettre que les problématiques de santé mentale sont intrinsèquement et indépassablement multifactorielles, complexes, singulières, autopoïétiques et articulées au socius.
Ces avancées récentes sont dues tout autant à la prise en considération de l’impasse épistémologique constatée des paradigmes psychiatriques explorés jusqu’alors qu’à des possibilités radicalement nouvelles offertes par les technologies numériques, en particulier connectées et portatives. Dépassant de loin les possibilités cliniques et thérapeutiques permises par les rares et courtes rencontres présentielles qui caractérisent le soin en psychiatrie, les capacités longitudinales d’observations et d’interventions à très fine granularité spatiale et temporelle sur la plupart des paramètres pertinents pour la genèse, le maintien ou la modification des fonctionnements problématiques offertes par ces technologies laissent espérer un véritable changement paradigmatique qui permettrait – enfin – une efficacité préventive et thérapeutique satisfaisante.
Ce changement implique une reconception à nouveaux frais de la sémiologie, de la nosographie, de la psychopathologie et des logiques d’intervention, tant en thérapeutique qu’en prévention.
Ce processus est particulièrement actif dans la littérature scientifique internationale, mais il n’a pas à ce jour d’effet visible sur les pratiques cliniques courantes. Celles-ci restent souvent structurées par d’anciennes conceptions des troubles mentaux comme ensemble de symptômes indépendants les uns des autres et causés par quelques rares causes sous-jacentes sur lesquelles il serait possible d’agir de façon ciblée par des moyens spécifiques. Un pattern de raisonnement trop simple que l’on peut illustrer par le cas de la dépression :
(Au moins 5 symptômes de l’épisode dépressif majeur <- problème de sérotonine) -> utilisation d’un sérotoninergique.
Une stratégie dont l’inefficacité est surdémontrée par toutes les études expérimentales disponibles, dans lesquelles la différence avec le placebo ne dépasse pas le d de Cohen (différence standardisée des moyennes) de 0,5, soit moins de trois points sur l’échelle de dépression de Hamilton… qui en compte 52.
Cette persistance en clinique d’approches scientifiquement dépassées résulte tout autant de l’inertie liée à des pratiques sédimentées qu’à celle des catégories administratives contraignantes de l’Assurance maladie et des opérateurs de santé publique, qui non seulement imposent un diagnostic catégoriel issu d’une nosographie standardisée symptomatique pour autoriser le recours au soin et sa prise en charge financière, mais organisent toute la prévention autour de cette même logique.
Ce alors que tout démontre aujourd’hui que les troubles mentaux sont constitués de paramètres multiples issus de domaines variés en interactions causales qui évoluent dans le temps avant de se sédimenter dans des systèmes dysfonctionnels, progressivement ou en basculant subitement de façon « catastrophique » dans un fonctionnement différent.
Évolutions sur les mécanismes desquelles il est possible d’agir finement et avec pertinence tout au long de la trajectoire de vie pour infléchir les trajectoires problématiques, sous réserve qu’on ait la possibilité de les observer et d’intervenir sur elles de façon adaptée et au bon moment.
De nombreux travaux ont démontré que les applications informatiques, utilisées avec pertinence en lien avec des professionnels humains, ont un réel potentiel d’efficacité dans le champ de la santé mentale. Mais ce potentiel ne dépassera pas celui des interventions actuelles non technologiques, qui restent malheureusement trop limitées pour pouvoir espérer résoudre le grave problème des troubles de santé mentale.
Les nouvelles technologies numériques connectées portatives localisées, associées aux possibilités de traitement du langage naturel offertes par les nouvelles technologies de type Large Language Models (popularisées par ChatGPT) semblent présenter un potentiel très supérieur. Mais il ne pourra pleinement s’actualiser sans repenser à nouveaux frais les concepts utilisés pour penser les troubles mentaux afin de pouvoir bénéficier des nouvelles possibilités d’observation et d’intervention. Ceci impliquera également d’inventer des méthodes d’évaluation de l’efficacité qui aillent très au-delà du seul essai contrôlé randomisé, aujourd’hui devenu beaucoup trop limité – et limitant – pour tenir compte de la finesse et de l’évolutivité des dispositifs à évaluer.
Les avancées scientifiques sont d’ores et déjà disponibles. Les innovations technologiques également. Les freins sont aujourd’hui liés aux cadres limitants des organismes de régulation, aux catégories de pensée des (opérateurs de) politiques publiques, à la formation des professionnels de santé mentale, et à la mise en place de dispositifs de régulation éthique véritablement adaptés aux nouvelles possibilités.
Sources :
Charlotte Blease, John Torous, Rapport « ChatGPT and Mental Healthcare: Balancing Benefits with Risks of Harms », BMJ Mental Health, 26(1), 2023.
Xavier Briffault, Psychiatrie 3.0 : Être soi et ses connexions, Éditions Doin, 2019.
Tania Lecomte et al., Rapport « Mobile Apps for Mental Health Issues: Meta-Review of Meta-Analyses », JMIR MHealth and UHealth, 8(5), 2020.
Falk Leichsenring et al., Rapport « The Efficacy of Psychotherapies and Pharmacotherapies for Mental Disorders in Adults: An Umbrella Review and Meta-Analytic Evaluation of Recent Meta-Analyses », World Psychiatry, 21(1), 2022.
Marten Scheffer et al., Rapport « A Dynamical Systems View of Psychiatric Disorders – Theory », JAMA Psychiatry, 2024.
Marten Scheffer et al., Rapport « A Dynamical Systems View of Psychiatric Disorders – Practical Implications », JAMA Psychiatry, 2024.
Alexandra Werntz et al., Rapport « Providing Human Support for the Use of Digital Mental Health Interventions: Systematic Meta-Review », Journal of Medical Internet Research, 25, 2023.