Tribune

Par
Bertrand Sommier
Secrétaire général de la fédération de l’hospitalisation privée
En chimie, par un processus de dissolution, l’obtention d’une solution homogène réfère à la solubilité des substances mélangées. Selon les propriétés de chacune, le mélange peut ne pas être homogène et laisser une substance en suspension ou en dépôt.
Qu’en est-il de la donnée de santé confrontée au cadre de nos politiques publiques ? Si ces politiques publiques en santé sont saturées de gestion comptable et de vision fondée sur l’annualité, le soluté « donnée de santé » se déposera au fond du contenant « politique publique », sans qu’aucune homogénéité ni fluidité ne permette d’impacter favorablement le système de santé et les politiques de prévention.
De multiples paramètres influencent la solubilité. Pour que données et politiques constituent une solution homogène, ils tiennent à la nature et à la structure de la donnée, à la vision politique poursuivie, à la gouvernance qui y est attachée, et à la confiance des acteurs et des citoyens fondée sur une éthique de la
donnée.
La donnée est inhérente à toute activité de santé : elle est dans chaque prise en charge et elle est produite par tous les acteurs. Mais que devient-elle quand il s’agit de piloter et d’évaluer nos politiques de santé, de définir une stratégie ambitieuse de santé développant la culture préventive, et donc de dimensionner notre système afin qu’il réponde aux nombreux défis à venir ?
Force est de constater qu’aujourd’hui, les politiques publiques en santé se déploient sans données fiables, sans évaluation, sans débat démocratique autre que le vote comptable de la Loi de financement de la Sécurité sociale. Aucune ambition ni vision ne permet aux acteurs de se projeter, de rendre compte des moyens alloués, et de coopérer autour d’objectifs partagés fondés sur des contenus étayés.
Une illustration éclairante : la Stratégie nationale de santé (SNS), annoncée pour l’été 2023, n’est toujours pas publiée… alors que la déclinaison des Projets régionaux de santé est effective, trop souvent sans véritable approche des déterminants démographiques, épidémiologiques, psychosociaux et environnementaux, ni études d’impact des orientations prises.
Dans le même temps, dans un monde parallèle, des industriels et des start-up savent tirer le meilleur de cette donnée : certains se propulsent au rang de « licorne » grâce à cela. La French Care fédère les acteurs du digital en santé autour d’un objectif commun, « Incarner une France de la santé, innovante et ambitieuse ». Mais ces initiatives se heurtent à une vision politique trop sclérosée par une approche court-termiste. L’offre pléthorique ne trouve pas son cadre de solubilité au bénéfice d’un système plus performant.
L’intelligence artificielle, notamment générative, appelle une accélération des usages de données que l’approche cognitive humaine ne saurait produire, à tout le moins dans une même temporalité. Elle constitue « une rupture anthropologique au service de la performance », titrait récemment un média alternatif.
Comme toute révolution technologique, malgré le champ des possibles en santé ouvert par l’accélération de la connaissance qu’elle induit, l’IA exige du temps de maturation et des prérequis : l’instauration d’un cadre de confiance, une gouvernance clarifiée et unifiée de la donnée de santé et une vision pluriannuelle des politiques publiques afin de mettre en adéquation objectifs de santé et moyens associés.
Sans ces prérequis, les risques sont nombreux : biais cognitifs ou de finalités d’une technologie mal positionnée, absence de solubilité de l’IA dans un système qui briderait son déploiement, ou au contraire dérives technicistes oublieuses de l’éthique…
Le cadre doit donc être posé. Il ne s’agit pas de normaliser l’ensemble du système, mais de définir les principes de son déploiement, alliant politiques publiques et investissements privés dans un objectif partagé, citoyen et éthique.
Imaginons donc un monde où les politiques de prévention utiliseraient la donnée pour améliorer drastiquement la santé de nos concitoyens et pour construire une trajectoire de soutenabilité de notre système de santé. Nous savons bien que l’avenir de notre système s’inscrit dans l’accélération de politiques de prévention impactantes, a fortiori dans un cadre budgétaire contraint. Un vrai changement de paradigme est exigé : « une seule santé » au-delà du soin. Et ce paradigme appelle à repenser l’ensemble de notre système, notamment de financement, soustrait de l’annualisation budgétaire et fondé sur le service rendu et sur l’évaluation. Il appelle aussi à recréer des espaces de débat démocratique sur les enjeux et les priorités de santé.
Dans un tel cadre, les usages issus de Mon espace santé viendraient porter la voix des acteurs de santé comme des citoyens. En effet, Mon espace santé constitue une véritable opportunité pour une sensibilisation aux enjeux de santé publique et de prévention adressée de manière ciblée, et pour toucher les populations les plus éloignées du soin et/ou peu réceptives aux campagnes conventionnelles. Tout ceci peut engendrer une véritable évolution dans l’approche de la santé, issu de la réalité de chaque citoyen, pour peu qu’on ne se contente pas de « l’informer » de façon descendante, mais qu’il soit aussi acteur des dynamiques préventives, au plus près de son lieu de vie. Cela nécessite au préalable que les citoyens ouvrent ce trésor qu’est leur Dossier médical partagé : aujourd’hui, seulement 17 % des Français ont activé leur profil pour le bien individuel et collectif.
Malgré un poids de la santé dans le PIB plus élevé en France, l’état de santé de nos concitoyens ne s’en trouve pas meilleur. Un système exclusivement tourné vers une approche curative sera toujours plus inapproprié et onéreux que celui qui préviendra la survenue des maladies. Les données de santé, aidées par une IA générative répondant au cadre attendu, pourront être des vecteurs incontournables de nos politiques de santé, pour peu que se dessine enfin le cadre adéquat, et que les barrières, les dogmes, les peurs et les conservatismes cessent à jamais.