Dr Ophélie Ségade-Bourgeoiset
Docteur en psychologie & psychologue clinicienne dans le service de pédopsychiatrie de l’Hôpital Necker enfants malades
Plaidoyer pour le temps psychique
Le rôle du psychologue en santé mentale est pluriel et la place qu’il occupe dépend pleinement du cadre dans lequel il travaille (à l’hôpital, en libéral, en association, etc.). Les professionnels du soin et les patients s’interrogent aussi souvent eux-mêmes sur la distinction entre le psychologue, le psychanalyste et le psychiatre. Le psychologue assure un travail de consultation, de psychothérapie (individuelle, familiale, groupale), il fait du psychodrame, organise des groupes thérapeutiques, il anime des formations, fait de la recherche. Le psychologue, contrairement au psychiatre, n’est pas médecin ; pourtant, son rôle dans le soin psychique peut parfois être comparable en ce qu’il agit en thérapeute. à la différence du médecin, il ne s’occupe pas directement de la dimension somatique, mais parfois indirectement tant on sait que le corps et l’esprit sont indissociables. Il aide aussi à travailler sur l’inconscient, en fonction de son obédience et à l’instar du psychanalyste. Le psychanalyste propose toutefois une méthode d’investigation de l’inconscient à part entière, incluant notamment le fait « d’être allongé sur un divan ».
Il y aurait tant à dire sur la place du psychologue en santé mentale aujourd’hui. Il est souvent sollicité dans ses multiples représentations : oreille bienveillante et espace d’écoute neutre – ce qui est une singularité précieuse – espace d’introspection et de changement, le psychologue est aussi recherché pour sa qualité d’expert dont on attend un avis ou des conseils. Il peut aussi être mandaté dans une position d’évaluateur, le bilan psychologique étant aujourd’hui en France l’apanage du psychologue. Les tests psychométriques et projectifs sont les seuls outils objectifs à la disposition des psychologues, les autres outils étant l’écoute et la parole et toute la part de subjectivité que cela implique. Cette subjectivité est elle aussi utilisée comme un outil. À ce titre, les psychologues sont souvent dans une démarche constante d’élaboration et sont eux-mêmes analysés, supervisés ou en formation, gage précieux pour une éthique professionnelle.
Cette question de l’évaluation est devenue centrale en santé mentale, l’air du temps est au diagnostic. La santé mentale a toujours été le reflet de la société. Aujourd’hui, nous ne prenons plus le temps, il faut agir vite, et avoir des résultats quantifiables. L’évaluation est bien sûr nécessaire et permet de donner une direction au soin. Pourtant, la santé mentale impose de prendre du temps pour penser, s’interroger, échanger, donner du sens. Le soin psychique est une clinique du temps. Le temps nécessaire au patient pour la rencontre, pour l’après-coup, pour l’introspection, pour l’élaboration et pour le changement.
On oublie trop souvent que le travail psychique prend du temps. Prenons l’exemple du deuil. Avant de pouvoir faire le deuil d’un être proche, il faut d’abord avoir le temps de le pleurer. Les différentes étapes du deuil sont toutes importantes et le temps de la souffrance fait aussi partie du processus de guérison. C’est donc ce « travail », qui se déroule dans une logique du temps incompressible, qui permet de retrouver un équilibre psychique. Le temps de la peine et de la tristesse est effectivement nécessaire pour dire au revoir, pour transformer la présence en souvenir, pour sublimer l’absence en histoires. Quelqu’un qui ne prendrait pas son temps pour pleurer son défunt serait suspect. On l’accuserait de « ne pas avoir fait son deuil ». Ainsi, les patientes enceintes qui perdent leur bébé et à qui l’entourage, se voulant réconfortant, leur suggère : « ne t’inquiète pas, tu en feras vite un autre… », disent souvent la maladresse de ces mots : « c’est bien trop tôt ! ». Ces patientes expriment bien leur besoin d’être tristes d’abord et cette absolue nécessité de la temporalité psychique pour aller mieux.
On voudrait donner des médicaments, aller vite, être rentable en économisant ce temps. Mais être rentable n’est pas nécessairement être rapide. Être efficace en soins psychiques impose de prendre du temps pour permettre ce nécessaire travail d’élaboration, qui va amener le patient à résoudre ses difficultés. Et c’est aussi donner leur place légitime à des émotions telles que la tristesse, la haine, la colère ou l’angoisse. C’est pour cela qu’il est parfois important de pouvoir être accompagné par un psychologue ou un psychiatre à l’écoute. Permettre ce temps de l’élaboration, c’est aussi prévenir les passages à l’acte, les somatisations et toute autre manière indirecte d’exprimer une souffrance.
Après le temps du patient, il est nécessaire de s’arrêter sur le temps que les professionnels doivent impérativement s’accorder. Pour offrir au patient ce temps psychique, ce temps du soin, il est toutefois absolument nécessaire au psychologue de prendre lui-même ce temps pour penser la prise en charge : penser ses hypothèses, les résonances, la dimension transférentielle, avoir des pistes de travail. Le temps FIR du psychologue (Formation-Information-Recherche) est un espace incontournable du soutien de la pensée et se doit d’être préservé.
Un des atouts majeurs de l’institution va se trouver dans la force que représente la pluridisciplinarité qui va permettre une réelle qualité du soin, renforcée par les différentes expertises. La confrontation des différents avis et compétences peut réellement permettre de proposer une prise en charge d’autant plus riche et efficace que les professionnels auront pu prendre le temps de se concerter, de se réunir en équipe, de confronter les avis pour faire avancer la pensée. Le temps du soin psychique manque cruellement en institution et d’autres espaces de pensée sont ainsi en danger : les temps de « penser ensemble ». Le travail de réflexion avec les collègues autour du patient, psychologues, psychiatres, somaticiens est trop souvent ce qui passe à la trappe. On se réunit pour se répartir les tâches, pour « savoir qui fait quoi », mais rares sont les espaces où les professionnels vont penser ensemble la démarche de soin. Or, ce qui fait la richesse de l’institution, pour le professionnel comme pour le patient, c’est ce regard complémentaire : pouvoir s’appuyer sur l’angle de vue et sur l’expérience des autres, pouvoir se décentrer, pouvoir accompagner un patient, d’autant plus solidement que la réflexion a pu être portée par les pairs, est un indéniable apport pour l’institution.
En effet, en institution, comme à l’hôpital, le psychologue est aussi souvent appelé comme « pompier » dans les situations d’urgences où il faut bien quelqu’un pour accueillir les larmes et la détresse, avec lesquelles les autres professionnels ne sont pas à l’aise, pas formés, « pas de place pour l’émotion à l’hôpital », « pas le temps »… Heureusement, les psychologues sont de fervents défenseurs du respect du temps psychique et de l’élaboration. Il faut saluer leur travail militant pour que soient toujours préservés cet espace et ce temps de la pensée.
L’hôpital devient donc un lieu de « l’évaluation » et la prise en charge des soins psychiques (la psychothérapie) relève alors bien souvent du secteur au sein des CMP, CAMPS, libéral, etc. Mais le secteur est lui-même débordé ! Il faut souvent un temps d’attente bien trop long et néfaste au patient pour trouver une place ou une structure de soin. On peut aussi déplorer que le secteur ne bénéficie pas de ressources financières suffisantes pour proposer des soins au moment où la demande est formulée par le patient et pour pouvoir répondre à l’urgence lorsqu’elle existe (tentatives ou menaces suicidaires, violences intrafamiliales par exemple). Le temps manque à tous points de vue : pas le temps pour la temporalité psychique mais parfois pas non plus le temps pour l’urgence.
La place du psychologue a toujours été incontournable en santé mentale : le psychologue est celui qui offre un espace de respect et de protection de l’intériorité, de la vie psychique et de l’intimité, qui permet l’élaboration des mouvements émotionnels, inconscients, souvent douloureux, parfois paradoxaux. Le temps de la pensée et celui de l’échange pluridisciplinaire se doivent d’être au cœur de nos pratiques de soins. Il est urgent de redonner sa dignité à la dimension affective et émotionnelle de l’accompagnement des patients, et de donner au soin psychique une place de choix comme un élément déterminant de la prise en charge globale de l’individu.