Sandy Tubeuf
Professeure en économie de la santé à l’université catholique de Louvain
Si encore récemment santé et économie semblaient quasi antinomiques, la crise de la Covid-19 a conduit immanquablement à arbitrer entre risques sanitaires et risques économiques. La crise sanitaire nous a obligés à regarder en face la réalité des choix publics en matière de santé. Lorsqu’un économiste s’occupe de la santé, on l’imagine souvent réalisant des modèles qui justifient des coupes budgétaires ; il organise le rationnement des soins, bref il fait des économies dans la santé. Et pourtant, l’économiste de la santé attache autant d’importance à la dimension de la santé qu’à celle des coûts. Son rôle est de répondre à la délicate question des choix et priorités en soins de santé.
Dans le cadre de biens collectifs comme les soins de santé, les budgets sont limités : chaque pays consacre autour de 10 % du produit intérieur brut au budget de la santé mais les équipements, les hommes, le temps, les connaissances sont eux aussi limités et choisir est donc nécessaire. Le même budget de la santé doit être utilisé pour soigner des malades du cancer, organiser des campagnes de prévention et vacciner des enfants en bas âge. Devant tous ces choix, le rôle de l’économiste de la santé est d’étudier les meilleurs moyens de produire les services de santé, compte tenu des besoins de la population, des ressources et leur distribution dans la population et des spécificités des comportements des acteurs dans ce secteur.
Dans ce contexte, l’évaluation médico-économique s’est imposée ces dernières années, en Angleterre dès les années 2000 et dans les autres pays comme la France par la suite (la HAS – Haute Autorité de santé a été fondée en 2005). L’évaluation médico-économique est devenue un support précieux pour les décideurs qui doivent statuer sur le remboursement d’un nouveau médicament, d’un nouveau matériel de santé, d’une nouvelle forme d’intervention médicale.
Dans les grandes lignes, lorsqu’un décideur politique s’interroge sur l’inclusion d’une nouvelle thérapie souvent innovante et plus chère dans le panier de soins dont disposent les patients, il se pose alors deux questions. La première : « Est-ce que le nouveau traitement améliore la santé en comparaison avec le traitement actuel ? » ; et s’il améliore la santé, « Combien coûte cette amélioration ? ».
Si ce sont les deux mêmes questions que se posent les décideurs politiques en France et en Angleterre, ce ne sont pas les mêmes critères qu’ils utilisent pour guider les décisions d’inclusion d’un nouveau traitement dans le panier de soins accessibles aux patients.
Le NICE (National Institute for Clinical Excellence), le pendant anglais de notre HAS, utilise un seuil de coût-efficacité « couperet » qui juge si la dépense est acceptable pour le gain de santé attendu. Ce seuil prend la forme d’un intervalle de coût-efficacité qui se situe entre £20,000 et £30,000 par année de vie en bonne santé. Si le coût par année de vie en bonne santé gagnée par un nouveau traitement est inférieur à £20,000 par année de vie en bonne santé, alors le traitement est considéré très coût-efficace ; entre £20,000 et £30,000 il est considéré coût-efficace ; au-delà de £30,000 par année de vie en bonne santé, le nouveau traitement est jugé trop coûteux pour le gain attendu en santé. Le NICE recommande alors les traitements jugés coût-efficaces à être pris en charge dans le système de soins nationalisé (NHS anglais) et s’appuie pour formuler ses recommandations en priorité sur les outils des économistes de la santé.
En France, aucun seuil de coût-efficacité n’est établi, vraisemblablement parce que le vrai prix du médicament lors de l’évaluation médico-économique est inconnu. En effet, le vrai prix d’un médicament n’est pas connu dans la mesure où le prix publié pour chaque médicament peut faire l’objet de remises définies dans des clauses conventionnelles confidentielles. La Commission d’évaluation économique et de santé publique (CEESP) rattachée à la HAS et qui est composée notamment d’économistes de la santé, peut simplement qualifier d’excessifs ou élevés des rapports coûts et bénéfices de certains traitements sans qu’un montant plafond explicite ou implicite n’existe. De plus, l’avis d’efficience de la CEESP n’intervient que dans la fixation du prix avec l’industriel et n’évalue pas directement l’entrée de nouveaux traitements dans le panier de soins remboursables aux assurés sociaux. La décision de remboursement ou d’inclusion dans le panier de soins est fondée sur l’évaluation du service médical rendu et de l’amélioration du service médical rendu, c’est-à-dire l’efficacité thérapeutique et pas sur l’évaluation médico-économique en tant que telle.
Rappelons pourtant que le décideur devrait avoir à cœur de rechercher l’efficience : maximiser la santé, les années de vie, la qualité de vie dans la population au meilleur prix. En effet, rechercher des « gains d’efficience », c’est-à-dire choisir les stratégies et techniques médicales les plus économiques pour atteindre un objectif sanitaire et social donné, est primordial car les budgets des dépenses de santé sont fermés ou quasi fermés et la recherche de l’efficience permet d’optimiser l’usage de ces ressources et d’obtenir, sous cette contrainte budgétaire, les meilleurs résultats collectifs possibles.
Il importe d’affecter les ressources disponibles mais rares à des investissements qui apportent le plus de bénéfices par rapport aux ressources investies, ainsi la présence d’un économiste de la santé tout au long du parcours de chacune des décisions de santé en France semblerait essentiel. Pourtant, l’économiste de la santé français a encore du chemin à parcourir pour être dans le peloton de tête de la décision de santé comparativement à son homologue britannique.