Dossier réalisé par EUROGROUP – CONSULTING
par
Manon Falquet
Supervising Senior secteur Santé Social Solidarité
Céline Barbotin
Manager secteur Santé Social Solidarité
Anatole Dufour
Manager secteur Santé Social Solidarité
Arnaud Morigault
Associé Santé Publique
Avec plus de 20 millions de passages par an, les urgences accueillent chaque année près d’un Français sur six au sein des centres hospitaliers. Ce volume de patients est à comparer aux près de 18 millions d’hospitalisations, ou aux 100 millions de consultations réalisées par les médecins généralistes pour se rendre compte de toute l’importance que revêtent les urgences dans la prise en charge quotidienne de la santé des Français.
Et la tendance générale du poids des urgences dans la prise en charge est à l’augmentation. Avec 3,5 % de croissance moyenne par an depuis 20 ans, cette progression générale va bien au-delà des seuls besoins liés à l’évolution démographique de la population française, ce qui tend à indiquer qu’il n’y a aucune raison pour qu’elle ralentisse spontanément au cours des prochaines années.
Face à cela, le temps médical disponible aux urgences stagne depuis 10 ans voire diminue, en lien notamment avec la réforme du temps de travail des urgentistes de 2014, tant et si bien qu’on observe un décrochage total entre le volume de patients accueilli, qui a doublé ces vingt dernières années, et les capacités de prise en charge.
La situation devient progressivement explosive avec des personnels dont les conditions de travail se détériorent au point de devenir insupportables et des services qui organisent leur fermeture face à un afflux massif estival qu’ils ne peuvent prendre en charge dans des conditions de sécurité satisfaisantes1.
L’État a bien sûr pris la mesure du problème et tente d’endiguer le phénomène de fermeture et de désamour du corps médical vis-à-vis des urgences. La réforme du temps de travail visant à encadrer la charge de travail des médecins urgentistes, les nouvelles modalités de rémunération plus favorables afin de limiter le recours à l’intérim, les investissements majeurs notamment en post-Ségur afin de remettre à niveau des infrastructures devenues inadaptées au regard de l’explosion du nombre de prises en charge sont autant d’efforts réalisés par la collectivité pour pérenniser les urgences.
Mais, ouvertes en continu avec l’obligation de prendre en charge tout patient qui se présente, les urgences sont progressivement devenues l’alpha et l’oméga d’un système de santé où chaque professionnel se recentre sur le cœur de son activité faute de pouvoir absorber tous les besoins et soucieux de préserver un confort de vie conforme aux nouveaux équilibres de notre société.
Dans ces conditions, l’équation semble relativement insoluble et l’on est en droit de s’interroger s’il est encore possible de sauver les urgences d’une noyade annoncée ?
Le besoin de prise en charge et la notion d’urgence constituent le premier problème des urgences en France
S’il est complexe d’identifier précisément les causes de l’augmentation de la fréquentation des urgences, les facteurs démographiques ne semblent pas suffisants pour expliquer en totalité le phénomène.
Certes, l’accroissement de la population engendre mécaniquement une augmentation continue du besoin de santé et de la fréquentation des urgences. Néanmoins, si la croissance d’activité des services d’urgences se situe autour de 3,5 % par an depuis 20 ans, la population française, elle, ne croît que de 0,5 % par an en moyenne sur cette période.
De même, si le vieillissement de la population a un impact sur la consommation de soins2 et la pression sur les services d’urgences, cette tendance ne permet pas d’expliquer la totalité des passages supplémentaires. En effet, entre 2013 et 2019, la hausse des passages aux urgences est de 5,4 millions3 (16,6 millions en 2013 contre 22 millions de passages en 2019 soit +32 %). Or, sur ces 5,4 millions supplémentaires, seulement 436 000 sont liés à des patients âgés de plus de 80 ans. Si les passages aux urgences des personnes âgées augmentent plus rapidement qu’en population générale (+22 % contre +19 %), avec un impact attendu important, le vieillissement ne permet pas seul d’expliquer la pression accrue sur les urgences.
Pour expliquer l’augmentation observée, il convient donc de s’interroger sur nos comportements, notre rapport à la santé et donc considérer le sujet comme un phénomène de société.
Un meilleur accès à l’information médicale (cf. le succès des différents sites d’informations médicales), une sensibilité plus fine aux questions de santé accompagnée par des campagnes renforcées de prévention en santé publique font évoluer le rapport des Français à leur santé. Les indicateurs de santé publique sont ainsi en amélioration depuis plusieurs années (baisse du tabagisme, de la consommation d’alcool…).
Ce mouvement en faveur de la santé s’est accompagné d’une augmentation importante de la consommation de soins par les ménages entre les années 1980 et le début du siècle. Ainsi, en 1980, un Français avait en moyenne 4 contacts par an avec un médecin contre 7 au début des années 20004.
Outre l’effet volume généré par ce changement de comportement des Français, un facteur sociologique lié à l’offre de soins intervient dans l’augmentation du volume des urgences : les médecins libéraux d’aujourd’hui n’exercent plus de la même manière qu’hier.
Suivant une évolution globale de la société plus sensible aux enjeux d’équilibre entre vie professionnelle et personnelle, aux questions de qualité de vie… la pratique des médecins évolue. Ainsi, les visites à domicile sont en diminution, le volume de travail annuel diminue et les prises en charge urgentes de jour comme de nuit baissent au profit des consultations programmées. Cette transformation de la médecine de ville est un élément explicatif complémentaire à l’activité des urgences qui, ce faisant, a abandonné progressivement l’activité non programmée dans les cabinets de ville.
Pour éclairer pleinement le débat, d’autres facteurs, plus complexes à objectiver, sont couramment évoqués par les professionnels de terrain, au contact des patients dans les différents SAU du territoire et ne sont pas à écarter :
– Le système consumériste dans lequel la santé tend à devenir un bien de consommation comme un autre, devant répondre aux mêmes exigences que le secteur marchand : il nous faut désormais notre prescription à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ;
– L’évolution maintenant consommée du modèle familial avec la disparition des familles élargies qui pouvaient apporter un soutien et un support, notamment pour les personnes âgées ;
– L’augmentation de la dimension « hors soins » dans les prises en charge, avec une part de patients précaires relevant davantage de l’urgence sociale que médicale.5
Enfin, la gratuité des services d’urgences, régulièrement avancée dans le débat public, a pu constituer une incitation à la fréquentation des hôpitaux, partiellement inopérante depuis l’instauration du Forfait patient urgences (FPU) qui prévoit une participation du patient aux frais médicaux.6 L’effet de ce mécanisme peut néanmoins être interrogé, les mutuelles prenant en charge la totalité du forfait, de plus en plus souvent de manière transparente pour le patient grâce au tiers payant.
L’ensemble de ces phénomènes conduisent dès lors des services d’urgence à accueillir une majorité de patients souffrant de pathologies simples et non vitales qui pourraient être prises en charge dans un cabinet de médecine générale ou un centre de santé équipé d’un plateau technique réduit (prélèvements sanguins simples, radiologie). En 2022, ces patients, finalement non urgents, représentaient 80 % des passages aux urgences, part relativement stable depuis plusieurs années.7
Face à ce tableau, la tentation de réguler l’accès aux services d’urgences est grande
Dans un premier temps, plutôt que d’imposer une solution coercitive qui risquerait d’être mal vécue par les malades et les médecins, l’État a privilégié un système incitatif via le Service d’accès aux soins (SAS).
Nouveau service d’orientation de la population dans leur parcours de soins en France, il permet aux patients confrontés à un besoin de soins urgents ou non programmés, et lorsque l’accès à leur médecin traitant n’est pas possible, d’accéder à tout moment et à distance à un professionnel de santé. Les patients peuvent ainsi bénéficier d’un conseil médical, d’une téléconsultation, d’une orientation vers une consultation de soin non programmée en ville, ou vers un service d’urgence. Le SAS est accessible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 via une plateforme téléphonique.
Instauré en 2022 et avec 31 SAS opérationnels en France, il est encore trop tôt pour pouvoir conclure quant à l’efficacité du dispositif. Néanmoins, force est de constater que si l’idée est ingénieuse, sa mise en œuvre se confronte toujours à la problématique de la démographie médicale. Pour réorienter une partie du flux de patients légers (« bobologie ») vers la ville, encore faut-il qu’il y ait des médecins en capacité d’absorber des consultations supplémentaires non programmées : un chiffre parlant, un tiers des Français vivent dans une zone considérée par les pouvoirs publics comme fragile en termes de densité médicale.8
Autre mesure envisagée, celle de la régulation pure et simple de l’accès aux urgences. Relativement soutenue par la profession, cette mesure vise à permettre aux services de réguler l’entrée en filtrant les passages, principalement par le SAMU ou par une réorientation en amont de la prise en charge. Ce dispositif expérimenté par le CHU de Bordeaux durant la crise de 2022 s’est généralisé sur une quarantaine d’établissements particulièrement en difficulté. Les volumes de patients accueillis ont immédiatement diminué de 25 à 30 %.
Le dernier décret relatif aux conditions d’implantation de l’activité de médecine d’urgence paru en décembre 2023 officialise cette possibilité et l’étend sous condition, avec dorénavant la possibilité pour un hôpital de mettre en place un tri physique à l’entrée des urgences assuré par un infirmier, sous la responsabilité d’un médecin.
En dépit des questionnements naturels sur le recours des Français aux urgences, une réflexion sur l’organisation des urgences doit être menée.
Au-delà de la question de l’augmentation perpétuelle du flux de patients accueilli dans les urgences, il est indispensable de s’interroger sur la bonne organisation de notre réponse aux besoins liés à l’urgence médicale.
Un service d’urgences accueille en moyenne 32 000 patients par an. Néanmoins, ce chiffre masque des disparités importantes en termes d’activité, avec 18 % des services d’urgences (125) recevant moins de 15 000 patients par an, soit 40 patients par jour. Ces structures prévoient généralement la présence simultanée 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 de deux médecins (dont un affecté aux sorties SMUR) pour une activité moyenne d’un patient par heure en nuit profonde (minuit-8 h), et deux par heure en journée (hors sorties SMUR évoquées ci-dessous). À l’opposé, 26 % des structures enregistrent 40 000 passages ou plus par an, soit au minimum 110 patients par 24 heures. Ces services les plus importants assurent près de 48 % de l’ensemble des passages aux urgences.9
Face à ces disparités, il est indispensable de s’interroger sur les choix réalisés dans l’organisation et le maillage territorial des soins urgents, afin d’assurer une affectation optimale des ressources médicales, particulièrement rares. Pour poser le problème explicitement, ne faudrait-il pas rationaliser l’offre et limiter le nombre de services de petite taille, dont la présence est certes rassurante mais aussi très consommatrice en médecins, afin de renforcer les services plus importants qui voient leurs conditions de travail et leur attractivité se détériorer ?
Cette question naturelle mais épineuse doit être regardée à l’aune du service rendu à la population. Elle revêt un caractère éminemment politique dans la mesure où les élus voient dans ces services d’urgence un outil indispensable, dont la disparition dans certaines zones faiblement peuplées pourrait faire peser un risque pour les populations. La réalité est cependant un peu différente.
Tout d’abord, et cela a déjà été évoqué, 80 % de l’activité aux urgences ne relève pas de l’urgence. Les urgences vitales sont très majoritairement régulées en amont par le SAMU, qui déclenche alors l’envoi d’un camion SMUR avec un médecin qui se déplace au plus près du patient. Le nombre d’urgences vitales qui arrivent sans régulation et transport médicalisé par la porte d’entrée des urgences est extrêmement faible, quelle que soit la taille de l’hôpital. D’autre part, ces petits SAU sont implantés dans des établissements dont le plateau médico-technique est modeste et qui ne disposent donc généralement pas des compétences et équipements adéquats pour prendre en charge les urgences les plus graves. Dans l’intérêt du patient, les ambulances SMUR orientent les patients les plus graves vers des services d’urgence de taille plus conséquente. Des filières spécifiques sur les pathologies les plus graves (ex. grands traumatisés, AVC, etc.) sont d’ailleurs formalisées sur les territoires avec des établissements clairement identifiés pour assurer ces prises en charge de pointe.
Les SAU ayant une activité faible adressent donc, en dehors de leur unité SMUR, des prises en charge très majoritairement modestes faites de bobologie et de décompensation du sujet âgé en provenance du domicile ou des EHPAD et qui peinent à trouver des solutions en ville.
Si l’enjeu de la proximité dans la réponse aux besoins de santé ne doit pas être oublié, un nouvel équilibre entre proximité et rationalisation de l’expertise de médecine d’urgences doit donc être réfléchi afin d’assurer la pérennité du système. Il est ainsi probable que l’on se dirige de plus en plus vers une concentration des services d’urgences avec une logique de taille critique à atteindre, un adossement à des établissements disposant de plateaux techniques étoffés, et une réduction des SAU de taille plus modeste ou a minima leur transformation en unités SMUR ou en antennes médicales ouvertes uniquement en journée dans des zones faiblement peuplées.
C’est d’ailleurs tout le sens du dernier décret 2023-1376 du 29 décembre 2023 qui introduit la notion d’antenne médicale d’urgence, nouvelle structure à mi-chemin entre le centre de soins non programmés et le service d’accueil des urgences. Ces antennes seront dotées d’un SMUR sur le même site pour les urgences vitales, d’une équipe commune avec les services d’urgences du territoire, et d’une amplitude d’ouverture d’au moins 12 heures de service continu, tous les jours de l’année.
Au-delà de la prise en charge au sein des services d’accueil des urgences, la question de l’organisation des SMUR mérite également une attention particulière. On décompte 427 sièges de SMUR en France qui en moyenne sortent 1243 fois par an, soit 3,5 fois par jour, pour prendre en charge des urgences sur les territoires. Chaque SMUR possède en moyenne 6 médecins pour assurer cette permanence des soins. Cette activité indispensable est néanmoins consommatrice de ressources et, dans la période de pénurie médicale que nous connaissons, il est indispensable d’utiliser le temps médical de ces médecins SMURISTES de manière optimisée. Or, à l’instar des SAU, toutes les sorties SMUR ne relèvent pas de l’urgence vitale, voire d’une prise en charge médicale.
En effet, la France a historiquement basé son modèle de secours préhospitaliers sur une médicalisation des prises en charge, avec des SMUR embarquant systématiquement un médecin urgentiste, envoyés après une régulation médicale assurée par le SAMU, afin de prodiguer les premiers soins et stabiliser le patient sur place avant de le transporter vers l’hôpital (modèle Stay & Play). Le modèle anglo-saxon repose en revanche sur une vision « secouriste » de la prise en charge des patients, c’est-à-dire l’envoi d’un véhicule non médicalisé mais embarquant des secouristes paramédicaux en charge de ramener rapidement le patient vers les urgences où les médecins le prendront en charge (modèle Scoop & Run).
Aujourd’hui, la tension sur les ressources conduit à remettre en question ce dogme et à mettre en place des équipes d’interventions paramédicales envoyées en lien avec les SMUR médicalisés, et dans l’attente de leur arrivée ou seules lorsque la situation clinique ne nécessite pas obligatoirement l’intervention d’un médecin urgentiste. C’est le sens des EPMU, mises en place de manière dérogatoire depuis 2021, et des UMP-H introduites par le décret de décembre 2023.
Par ailleurs, émerge également la possibilité de renforcer le rôle des héliSMUR, qui pour certains sont relativement peu mobilisés, alors même qu’ils peuvent apporter un gain de temps notable pour les longues élongations.
Les Services départementaux d’incendie et de secours qui ont pour missions d’assurer le secours d’urgence aux personnes victimes d’accidents, de sinistres ou de catastrophes ainsi que leur évacuation doivent être associés à ces réflexions. En effet, l’objectif d’optimisation des ressources doit conduire collectivement les acteurs du transport à renforcer les coopérations SAMU, SDIS, voire ambulances privées pour construire une approche globale.
Des urgences prises en étau entre des besoins de santé et une offre hospitalière qui n’est plus adaptée
La presse, les associations de patients, les professionnels eux-mêmes se font tous l’écho de la saturation récurrente des services d’urgence. Nombreuses sont les images de services débordants de brancards installés dans les couloirs, ou dans des zones logistiques non équipées pour l’accueil des patients.
Derrière cette réalité, où parfois plus de 50 patients s’agglutinent au sein des urgences, se cache une question profonde d’organisation du système hospitalier. Car, aujourd’hui, si les urgences sont en difficulté pour accueillir l’ensemble des patients à leur porte, elles le sont encore plus pour prendre en charge ceux d’entre eux qui nécessitent d’être hospitalisés et suivis par un spécialiste.
Alors, certes, les questions de démographies médicales touchent la communauté médicale dans son ensemble mais ce phénomène d’embolisation des urgences trouve également ses racines dans une organisation des lits et des services défaillante.
Défaillante d’une part, car le nombre de lits dans nos établissements de santé a largement diminué ces 20 dernières années, en lien avec la mise en place du virage ambulatoire. Pour forcer un système à adopter ce nouveau mode de prise en charge conforme aux pratiques modernes, l’État a réduit drastiquement les lits au sein des établissements.
Défaillante, d’autre part, en lien avec l’absence de soignants en nombre suffisant pour assurer les soins autour des lits installés. L’épidémie de la COVID a poussé une communauté soignante usée en dehors de l’hôpital. Dans le même temps, l’augmentation de la charge de travail s’est traduite par un renforcement du nombre de soignants par patients. Ce double phénomène conduit les établissements dans une impasse, incapables sur le plan des ressources à ouvrir les lits autorisés par l’administration par manque de personnel.
Défaillante, enfin, car la répartition des lits par spécialité ne correspond plus aux besoins de prise en charge des patients accueillis par les urgentistes en 2024. L’organisation des services consacre la majeure partie des capacités d’hospitalisation aux médecines de spécialité quand aujourd’hui le patient en post-urgence est avant tout âgé et polypathologique. Ce décalage s’explique à la fois par la jeunesse de la gériatrie10, qui n’est sans doute pas reconnue au même titre que les autres disciplines, mais également par une difficulté plus profonde de transformation de l’hôpital public qui s’appuie toujours sur un modèle organisationnel des années 80.
Conscient de cette difficulté, et dupliquant le modèle américain, l’État met progressivement en place des gestionnaires de lits pour optimiser l’utilisation des capacités d’accueil indépendamment des spécialités. Cette logique d’optimisation hôtelière rencontre néanmoins des difficultés de mise en œuvre. Elle nécessite d’abord un changement important des mentalités, l’hébergement nécessitant de faire évoluer les pratiques des équipes médicales qui peuvent y voir une perte de chance pour le patient. Mais pour être pleinement efficace, la question de la frontière entre les services devra être interrogée remettant en cause profondément l’organisation du travail médical au sein de l’hôpital quitte à déplacer le médecin au chevet du patient plus que le patient dans le service du médecin.
Mais si les urgences doivent prendre en charge les Français, la collectivité doit aussi s’occuper de ses urgentistes !
Au cœur des difficultés rencontrées par nos urgences, se cache le décalage entre le temps médical disponible aux urgences et les besoins des patients. Certes, des optimisations d’organisation sont possibles, mais la question du métier et du statut d’urgentiste est une problématique à part entière.
La spécialisation en médecine d’urgence a connu une reconnaissance récente. En effet, précédemment assurée majoritairement par des médecins généralistes, la médecine d’urgence fait l’objet d’un Diplôme d’études spécialisées complémentaires (DESC) depuis 2004 et, depuis 2015, d’un Diplôme d’études spécialisées (DES) lui permettant d’accéder au rang des médecines de spécialité.
Cette reconnaissance progressive est le fruit d’un long travail des représentants de la discipline pour professionnaliser l’exercice et valoriser l’exercice d’un métier jusqu’alors mal reconnu au sein de la sphère hospitalière.
Pour autant, si la médecine d’urgence représente l’une des spécialités avec le plus grand nombre de postes ouverts (487 aux ECN de 202311), elle reste l’une des moins prisées par les futurs internes de médecine (rang 37/44). Comment expliquer ce phénomène ?
Cette situation est certainement plurifactorielle. La profession met souvent en avant l’exigence de disponibilité qu’impose l’exercice du métier. Avec une permanence des soins organisée 24 heures sur 24 365 jours par an sur la quasi-totalité des postes au sein des urgences, le médecin urgentiste fait partie de ces professionnels de la médecine hospitalière qui tout au long de sa carrière devra intégrer l’exercice de son métier quotidiennement dans sa vie personnelle : exercice de nuit, travail le week-end, congés limités en nombre et en décalé. Ces modalités de travail, que quelques autres spécialités comme la réanimation notamment connaissent, sont tout à la fois exigeantes pour l’organisme mais imposent également une certaine forme de charge mentale dans la vie personnelle.
La question de la pratique médicale réalisée au sein des urgences peut également être un facteur limitant l’intérêt pour la discipline. À l’opposé du médecin empathique qui a embrassé la médecine pour prendre soin du patient, l’urgentiste est plongé dans un système productiviste par nature où le tri, l’évaluation et le diagnostic sont au cœur d’une pratique qui laisse peu de place au suivi et aux soins au long cours. En outre, la dérive observée en termes d’accès aux urgences le conduit progressivement à assurer une médecine générale et sociale sans rapport avec son engagement initial dans la filière et dans un cadre inadapté (absence de suivi, connaissance imparfaite des antécédents…).
L’organisation interne de l’hôpital constitue enfin un troisième facteur de défiance. À l’interface entre un flux de patients inévitable et des services d’hospitalisation organisés de manière diurne, les urgentistes jouent un rôle tampon sous la pression des familles d’une part et des médecins de spécialités d’autre part. Cette situation d’interface crée de la frustration dès lors que les processus de prise en charge dysfonctionnent : saturation du service, attente allongée, incapacité d’hospitaliser les patients… Les urgentistes sont dès lors au cœur d’un conflit permanent que seul le respect de toutes les parties prenantes peut permettre de contenir.
Dès lors, une fois conjugués, ces 3 facteurs conduisent à rencontrer dans les services d’urgence des praticiens essorés par des années de pratique professionnelle qui s’interrogent sur le sens de leur métier et sur leur capacité à tenir dans la durée. Les urgentistes sont ainsi les plus vulnérables au risque d’épuisement professionnel en raison « des troubles du rythme provoqués par la répétition des gardes de nuit, l’alternance de périodes calmes et de coups de chaud, ainsi que l’exposition à des situations de violence et de grande détresse sociale »12.
Et la question du renouvellement générationnel pour pérenniser le système est entière. Les jeunes médecins qui s’engagent dans la spécialité ne souhaitent plus subir l’hôpital et les urgences à l’instar de leurs prédécesseurs. L’équilibre vie professionnelle – vie personnelle est en enjeu majeur tout comme d’ailleurs l’intérêt des fonctions exercées. Nouvellement DESC, les plus jeunes exigent d’avoir un exercice diversifié mêlant accueil aux urgences, SMUR et SAMU, ce qui limite de facto leur lieu d’implantation avec seulement 100 SAMU sur les quelque 700 services d’urgence. En outre, les organisations actuellement en place ne mutualisent pas systématiquement les fonctions avec des services qui séparent les postes entre SMUR et urgences. Quant à la question des rémunérations, la pénurie actuelle induit une croissance hors norme des exigences en termes de rémunération conduisant certains jeunes à bénéficier de rétributions supérieures à celles de leurs collègues proches de la retraite, en total décalage avec les équilibres des établissements publics.
Le manque de renouvellement générationnel plonge alors le système des urgences dans une spirale infernale où les jeunes préfèrent se détourner de l’hôpital public au profit du privé et les médecins les plus âgés, ne supportant plus la pénibilité des gardes et en l’absence d’une gestion des carrières au sein de la filière, se réorientent vers d’autres disciplines. Une étude menée sur la profession a démontré que 23 % des urgentistes arrêtent d’exercer après 6,9 ans en moyenne.13
Malgré une reconnaissance progressive de la spécialité au cours des 20 dernières années, la médecine d’urgence est confrontée à un fort enjeu d’attractivité. Face à la pénibilité de la fonction, aux revendications et attentes des dernières générations, il est nécessaire de repenser en profondeur l’organisation des services d’urgence, qui n’est aujourd’hui plus tenable. Si l’augmentation des effectifs semble coûteuse et peu réaliste, une réflexion sur la gestion des carrières hospitalières et la possibilité d’allers-retours ou de reconversion après une partie de carrière aux urgences pourrait être une piste à développer. Pourquoi ne pas imaginer un décloisonnement des parcours avec la réorientation des anciens urgentistes vers des services conventionnels de médecine polyvalente qui permettraient d’offrir des débouchés pour les patients polypathologiques ? Et, à l’inverse, la participation (quelques années ou sur une quotité du temps de travail) aux gardes d’urgences de médecins de certaines spécialités pour améliorer les prises en charge (accès précoce à l’expertise médicale, limitation des hospitalisations…).
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1. Durant l’été 2023, au moins 163 services d’urgence sur les 691 ont été contraints de fermer « faute de ressources humaines » au cours de l’été, dont 43 % à plus de dix reprises.
2. Près de 40 % des personnes âgées de plus de 84 ans ont fréquenté un établissement de santé MCO en 2020 contre 19 % pour la population générale – Rapport d’évaluation des politiques de sécurité sociale 2023, annexe 1 – Maladie.
3. Source SAE enquête 2022 et 2013.
4. Source OCDE – consultations médicales tout professionnel et tout mode d’exercice.
5. Voir notamment le rapport d’information sur les urgences hospitalières du Sénat du 26 juillet 2017.
6. Forfait standard fixé à 19,61 €.
7. Panorama des urgences – FEDORU : les CCMU 1 & 2 représentent 79,2 % des passages aux urgences enregistrés.
8. 30 % des Français sont installés dans une Zone d’intervention prioritaire. Ces zones sont définies au niveau régional par les ARS, selon des critères nationaux. Source : rapport d’information du 29-01-2020 du Sénat sur les déserts médicaux.
9. Source DREES.
10. La gériatrie n’est reconnue comme spécialité que depuis 2004.
11. Rangs limites et statistiques des ECN par spécialité | Conférence Cartesia (conference-cartesia.fr).
12. Étude publiée le 7 janvier par deux psychiatres de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, dans la revue Journal of Affective Disorders.
13. Abandons de carrières en médecine d’urgence | Annales françaises de médecine d’urgence (springer.com).