Dossier
Didier Bazzocchi
Vice-Président du CRAPS et Directeur Général de MMA
La question du financement de la santé est plus que jamais posée. La croissance structurelle des dépenses de santé est expliquée par le progrès des techniques médicales, par le vieillissement de la population, ainsi que par une demande toujours plus importante et diversifiée, tous facteurs qui ne sont pas près de se réduire. Les difficultés considérables rencontrées par les soignants tout au long de la crise sanitaire du Covid-19 ne peuvent qu’accentuer la perception de cette pression économique et financière.
Une part significative des dépenses de santé est prise en charge par les assureurs privés, ensemble hétéroclite constitué d’une mosaïque d’intervenants, relevant de divers statuts juridiques et dont les finalités sont majoritairement sans but lucratif, comme c’est le cas des mutuelles, mutuelles d’assurance et institutions de prévoyance. Il s’y ajoute des sociétés de capitaux d’assureurs et de bancassureurs. L’ensemble de ce secteur d’activité est régulièrement décrié par les pouvoirs publics, alors même que l’État l’a assujetti au rôle de supplétif de la Sécurité sociale et qu’il est devenu un formidable collecteur de taxes.
LES FAUSSES VERTUS DE LA GRATUITÉ
Les Français ont longtemps été maintenus dans l’illusion d’une santé gratuite, y compris en cas de maladie grave. Chacun perçoit bien au quotidien que ce n’est plus le cas depuis longtemps, bien que plus des trois quarts des dépenses de santé restent prises en charge au titre de la solidarité nationale.
Notre Protection sociale superpose une couverture obligatoire par la Sécurité sociale, que l’on peut désormais qualifier d’assureur public – jadis gérée par les partenaires sociaux, son étatisation a débuté en 1995 ; elle est maintenant parachevée – et une couverture complémentaire par un assureur privé, elle-même à adhésion obligatoire ou facultative, selon que l’on est salarié d’une entreprise privée ou pas. Ainsi, les 208 milliards d’euros de consommation de soins et de biens médicaux (données 2019) sont répartis pour 163 milliards d’euros pour l’assureur public, 28 milliards d’euros pour les assureurs privés et 16 milliards d’euros de « reste à charge » pour les ménages. Celui-ci est en diminution à 6,9 % de la dépense courante de santé et est nettement inférieur à la moyenne de celui des pays de l’OCDE. Pourtant, si l’assureur public prend globalement à sa charge 92 % des dépenses d’hospitalisation, celles-ci peuvent
présenter un « reste à charge » élevé au cas par cas pour les patients, comme on a pu le constater lors des hospitalisations pour la Covid-19. L’assureur public est le garant d’une solidarité universelle, selon le principe voulu par les fondateurs de la Sécurité sociale : « chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins ». Il couvre la quasi-intégralité de la population et met en œuvre un double mécanisme de solidarité : d’une part, une solidarité dite « verticale », selon un principe de contribution proportionnelle aux revenus, qui constitue un puissant dispositif de redistribution, et d’autre part une solidarité dite « horizontale » entre bien-portants et malades, qui relève quant à elle d’un mécanisme de mutualisation du risque.
Les assureurs privés couvrent plus de 95 % de la population. Ils opèrent une mutualisation du risque au sein d’un groupe d’assurés, tel qu’une entreprise, une branche professionnelle, une administration publique ou un portefeuille de particuliers.
Ce système de financement a favorisé un bon équilibre entre les différentes offres de soins, publique et privée, et a permis le développement d’une médecine spécialisée d’excellence, un large accès aux soins et une liberté de choix pour les patients. Pour autant, notre système de santé, qui fut jadis qualifié de meilleur du monde, est confronté à plusieurs défis de taille : qualité inégale des soins dans les territoires, désenchantement des professionnels, érosion en matière d’innovation, disparités des prises en charge et de l’accessibilité, etc. Il est devenu illisible pour les patients, et de moins en moins accessible pour les plus populations les plus fragiles, et pas uniquement pour des raisons financières. Mais nul n’y peut rien. Les décisions s’y prennent très loin de la réalité sociale des territoires et des personnes.
LA DICTATURE DOUCE DU CONTRAT DIT « RESPONSABLE »
En 2004, l’État a instauré un dispositif réglementaire lui ayant permis de brider les marges de manœuvre des assureurs privés. Auparavant, le cadre légal définissait la notion de « contrat solidaire », afin que l’assureur soit incité à ne pas fixer sa prime d’assurance en fonction de l’état de santé et à ne pas recueillir d’information médicale. Ce dispositif visait à garantir la non-sélection et la non-exclusion des risques. Il fonctionnait de manière satisfaisante et une large majorité des contrats étaient des « contrats solidaires ». De manière paradoxale, alors que le « ticket modérateur » avait été conçu pour contenir l’évolution des dépenses de santé, la loi de 2004 instaura l’obligation pour les assureurs privés de prendre en charge au minimum 30 % du tarif des consultations du médecin traitant et des médicaments. Étonnant changement de paradigme ! Alors même que le ticket modérateur avait été utilisé pendant près de cinquante années pour tenter de contenir les dépenses de santé, sans qu’il y parvienne vraiment, les pouvoirs publics instaurèrent pour la première fois l’injonction aux assureurs privés de prendre en charge une part de la dépense non remboursée par l’assureur public. Les bases d’une étatisation discrète et progressive de l’assurance santé étaient posées, offrant ainsi aux acteurs historiques de l’assurance santé l’illusion d’une protection face à la progression d’une concurrence innovante et plus dynamique. Cette réglementation du contrat d’assurance, d’abord peu contraignante, s’est rapidement étendue aux contrats obligatoires en entreprise, aux contrats référencés de la fonction publique et aux contrats des travailleurs non-salariés.
Ce contrat dit « responsable » était en place. Le contrat « responsable » est devenu obligatoire de facto. Puis, en 2014, l’État en a durci les conditions avec l’instauration de planchers et de plafonds de remboursement des honoraires et des biens médicaux. Pour les honoraires, le plafond de prise en charge par l’assureur privé ignorait la réalité des pratiques tarifaires. L’État a alors fait subir aux patients des restes à charge qui atteignent plusieurs centaines d’euros pour la chirurgie, alors qu’ils étaient précédemment pris en charge par les assureurs privés. Ainsi, le contrat dit « responsable » est devenu ce carcan administratif qui impose aux assureurs de rembourser certaines dépenses, puissent- elles s’avérer sans enjeu de santé publique, et lui interdit d’en rembourser d’autres, qui répondent pourtant à une demande et à des enjeux d’accès aux soins. Des mécanismes complexes et illisibles régissent ce contrat qui n’a plus de « responsable » que le nom. L’État, qui a ainsi mis en place un assujettissement des assureurs privés, peut maintenant leur reprocher de prélever des coûts de gestion excessifs et de ne pas innover. Or, ces assureurs privés jouent un rôle déterminant pour la prise en charge des dépenses non couvertes par la Sécurité sociale.
LA RÉALITÉ DES COÛTS RESTANT À LA CHARGE DES PATIENTS
Nous l’avons dit, le reste à charge des ménages est en France l’un des plus bas au monde. Mais, comme c’est le cas de toute moyenne, il peut donner une appréciation fausse de la réalité. Les patients, et particulièrement les plus malades, qui recourent au système de soins de manière intensive, en ont une tout autre perception.
Selon une étude statistique récente1, pour une personne sur cent parmi 1,5 million d’assurés, soit 15 000 personnes, et environ 600 000 Français par extrapolation, le coût moyen annuel d’hospitalisation en l’absence d’assureur privé serait de 5 200 euros. Soit près de trois mois d’un revenu médian, un coût insupportable pour un grand nombre de nos concitoyens. Ce montant s’explique par le poids des dépenses non prises en charge par l’assureur public : forfaits journaliers, dépassements d’honoraires médicaux et chirurgicaux, chambres particulières, ainsi que des tickets modérateurs et du tarif journalier de prestations à l’hôpital public. Sur ce même échantillon d’assurés, le reste à charge final en sortie d’hospitalisation après sa prise en charge par nos mutuelles s’est avéré de zéro euro dans 80 % des cas et en moyenne de vingt-six euros pour les autres 20 %.
Sur les 28 milliards d’euros versés par les assureurs privés, 6 milliards d’euros concernaient l’hospitalisation2. Ce poste de dépense constitue un bel exemple de la manière dont l’État a discrètement transféré des charges publiques vers le budget des ménages, dont la solvabilité est apportée par les assureurs privés.
Il en va de même des « affections de longue durée » (ALD), théoriquement prises en charge à 100 % par l’assureur public. Or, les assurés en ALD, malgré un niveau de prise en charge globale par l’assureur public supérieur à la moyenne, supportent des restes à charge, aux bornes de l’assureur public, d’un montant supérieur à ceux des assurés ne relevant pas de l’ALD : 760 euros par an en moyenne contre 450 euros. Une autre étude, réalisée sur un million d’assurés, montre, contre toute attente, qu’un assureur privé rembourse 1,5 à 1,8 fois plus de dépenses de santé à un assuré relevant de dispositif d’ALD, alors même que celui-ci est censé être dispensé de toute dépense eu égard à son état de santé. Ceci s’explique, là encore, par le nombre significatif de dépenses non prises en charge par l’assureur public, telles que les compléments d’honoraires, des frais d’hospitalisation, ainsi que par les dépenses exposées ne relevant pas du strict motif de l’ALD.
Enfin, l’assureur public ne rembourse plus qu’à 56 % sur les dépenses courantes, dites de ville. L’assurance privée s’est donc vu attribuer par l’État une place incontournable dans le financement du système de santé.
À l’examen de ces trois situations, hospitalisation, ALD et soins courants, on perçoit combien l’assureur privé joue son rôle économique de mutualisation du risque et de solidarité horizontale entre malades et bien-portants.
UN INDISPENSABLE ESPACE DE LIBERTÉ
Le système de soins de santé constitue une source importante d’emplois, et a une contribution significative à la production de richesse nationale. Il a une part importante dans la formation du produit intérieur brut et peut contribuer à l’équilibre de la balance commerciale. Deux millions de personnes y sont employées et l’excédent de la balance commerciale s’élevait en 2016 à plus de 6 milliards d’euros pour l’industrie pharmaceutique. Le secteur de la santé contribue également à la productivité des entreprises, à l’attractivité du pays par la qualité de ses infrastructures, à son rayonnement et à son indépendance stratégique. La limitation des dépenses de santé ne peut donc être une fin en soi.
Afin d’obtenir l’équilibre budgétaire de l’assureur public, l’État a transféré des charges aux assureurs privés, de manière directe ou indirecte : médicaments, honoraires, forfaits, etc. Voyant les cotisations des assureurs privés augmenter de ce fait, l’État a réglementé les contrats d’assurance santé pour donner aux citoyens l’illusion d’une égalité de l’accès aux soins, sans se préoccuper de l’efficacité économique et sociale de cette réglementation. Certes, les assureurs privés, devenus des acteurs de l’accès aux soins, doivent se préoccuper de solidarité. Mais pourquoi leur imposer des réglementations coûteuses devant s’appliquer à toute la population, comme le « Reste à charge zéro » pour les équipements d’optique médicale,
par exemple, alors qu’une large part de la population peut supporter des dépenses directes pour exercer son libre choix ? En quoi l’interdiction de remboursement des honoraires médicaux à tarifs libres va-t-elle améliorer l’accès aux soins ? Quelle pertinence à un prélèvement forfaitaire annuel sur les assureurs privés de 300 millions d’euros pour financer la « convention médicale » ?
Maîtriser la dépense de santé a du sens, si cela permet de maintenir un système de soins de qualité et de procurer aux citoyens l’accès à des soins pertinents, de qualité et au meilleur prix. À cet effet, l’assureur public s’est doté de politiques de maîtrise des dépenses. Les assureurs privés ne peuvent actuellement pas en faire autant, du fait du carcan réglementaire dans lequel ils se sont laissé enfermer. Or, ils pourraient aussi servir l’intérêt général en maîtrisant l’efficacité des dépenses de santé qu’ils prennent en charge.
Deuxième pilier de la Protection sociale, les assureurs privés doivent renouveler le paradigme qui les a portés pendant cinquante années, exprimer des engagements éthiques tangibles et reprendre le chemin de l’innovation, pour ne pas être remplacés par des pure players du net qui feraient un usage incontrôlé des données de santé.
Ils doivent clarifier leurs principes d’action, comme :
• Favoriser l’accès à des soins de qualité, et fournir des services de prévention et d’accompagnement dans le système de soins. Ainsi, le « décroisement » des prestations entre assureur public et assureurs privés pourrait être envisagé selon différentes lignes de partage envisageables : gravité des pathologies (avec pour marqueurs « ALD et exo TM »), revenu ajusté par la gravité, ou encore organisation des soins (soins de première ligne et hautement spécialisés, versus soins de spécialités, selon la définition du HCAAM3).
• S’engager sur l’impératif de non-sélection et de non-exclusion des risques, aucun traitement d’information ne devant servir à sélectionner, discriminer, ou exclure des personnes ou des catégories de population. Ceci rend souhaitables une révision et une amélioration de la réglementation du contrat dit « responsable », pour le simplifier et préciser la notion de solidarité antérieure à la loi de 2004.
• Faire un usage des données de santé exclusivement dédié à l’analyse du système de santé et aux traitements de l’information ayant pour finalités de : favoriser l’accès aux soins4, proposer aux assurés des parcours de soins ou de prévention, identifier les parcours ou les procédures de soins les plus efficaces.
• Simplifier l’ensemble des processus de souscription et de remboursement.
• Renouer des relations partenariales avec les professions médicales, reposant sur le respect mutuel et la confiance, en vue d’une coopération équilibrée pour la prise en charge efficace des soins…
Plus de 5 milliards d’euros de taxes sont prélevés chaque année sur le chiffre d’affaires des assureurs de santé privés, auxquels s’ajoute 1,2 milliard d’euros de taxe Covid en 2020. Au-delà de la collecte massive de taxes, ceux- ci peuvent contribuer au financement de la santé de nos concitoyens de manière efficace et réellement complémentaire de celle de l’assureur public. Plutôt que de laisser le système de soins s’appauvrir durablement du fait de politiques réitérées de rationnement comptable, gageons que l’État saura un jour s’appuyer sur les mutuelles, mutuelles d’assurance et institutions de prévoyance qui voudront s’engager dans un grand projet de Protection sociale, en libérant leur capacité d’agir et d’innover, au service du bien commun.
Ceci s’inscrira dans une politique de justice sociale basée sur le principe d’équité, à l’opposé de l’assistanat, et répondra aux aspirations de tous ceux qui veulent vivre comme des acteurs libres et responsables d’une société moderne et solidaire.
1 Étude réalisée sur 1,5 million d’assurés en santé des mutuelles et mutuelles d’assurance du groupe d’assurances mutuelles Covéa, pour leurs 240 000 séjours hospitaliers de l’année 2015.
2 4,7 milliards d’euros sur les soins hospitaliers inscrits dans les Comptes nationaux de la santé, auxquels s’ajoutent les prestations connexes telles que les chambres particulières.
3 « Contribution du HCAAM à la Stratégie de transformation de notre système de santé », HCAAM 2018.
4 Règlement général de protection des données, article. 6.d.