DOSSIER
Anaïs Fossier
CHARGÉE D’ÉTUDES AU CRAPS
Alors que le régime général de la Sécurité sociale a été constamment déficitaire depuis 2002, le Gouvernement prévoyait pour cette année le grand retour, tant attendu, à l’équilibre budgétaire de la Sécurité sociale. Souvenez-vous, c’était il y a tout juste un an, c’était inscrit dans le PLFSS 2019. À la fin 2019, le régime général serait bénéficiaire de 2,5 milliards d’euros. Une situation bénéficiaire que la France n’avait pas connue depuis… 2001. La Sécurité sociale allait enfin pouvoir présenter des excédents au-delà même de l’objectif inespéré du retour à l’équilibre de la Sécurité sociale. C’en serait fini du « trou de la sécu ». C’était sans compter le vote de l’article 3 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2020, actant la non-compensation par l’Etat à la Sécurité sociale des mesures d’urgence prises fin 2018 en réponse à la crise des « Gilets jaunes », qui, rappelons le, visait à promouvoir… Le pouvoir d’achat des citoyens ! L’équilibre de la Sécu, annoncé à grand bruit l’année dernière, aura vécu moins de deux semaines …
Ainsi, l’exonération de cotisations sociales des heures supplémentaires et les pertes de recettes liées à la création d’un taux intermédiaire de CSG à 6,6 % ne feront pas l’objet d’une compensation1 du budget de l’État à la Sécurité sociale. Non-compensation qui revient, faut-il le souligner, in fine à faire supporter le coût de la crise des Gilets jaunes aux assurés sociaux…ou comment donner d’une main et reprendre de l’autre, imposant ainsi à la Sécurité sociale la prise en charge des conséquences d’un mouvement qui lui est étranger. À elle, donc et à elle-seule de prendre des mesures pour réduire un déficit… imposé ! Ou en d’autres termes plus familiers, comment repasser « la patate chaude » … Et excusez du peu cette non-compensation de ces mesures représente environ 3 milliards d’euros.
Et pourquoi dès lors s’arrêter en si bon chemin. Situation pour le moins ubuesque, à tout le moins courtelinesque, puisque adoptée après minuit par les mêmes qui considéraient il n’y a pas si longtemps à l’occasion de la dernière réforme du règlement de l’Assemblée nationale, qu’il n’était pas sage de légiférer après minuit… Sagesse à géométrie variable donc, alors qu’il nous soit permis de rendre hommage dans ces colonnes à un ancien Président de l’Assemblée2 pour avoir en son temps rappelé fort opportunément que ce n’était pas la girouette qui tournait mais le vent !!!
Par l’adoption de cet article, le Gouvernement affiche sa volonté de poursuivre les orientations du rapport Charpy-Dubretret3 remis au Parlement, en application de l’article 27 de la loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022. Rapport préconisant à la fois que chacune des caisses endosse les baisses de recettes intervenant dans ses champs d’attribution, mais également un partage entre l’État et la Sécurité sociale du coût des baisses de prélèvements obligatoires selon leur affectation sans qu’il ne soit nécessaire par la suite de procéder à des transferts de compensation, alors même que ce rapport n’a fait l’objet d’aucun débat parlementaire.
Cette « Doctrine Charpy » s’inscrit tant dans une logique de refonte des relations financières entre la Sécurité sociale et l’État, bien qu’historiquement les deux budgets relèvent de circuits financiers distincts que dans une intention de rapprocher les budgets impliquant de fait la non-compensation par l’État de certains allégements de charges ainsi que de l’éventuel basculement d’excédents de la Sécurité sociale pour « remettre à flot » les caisses de l’État, et contenir son déficit sous la barre des 3 %.
Si la non-compensation budgétaire entre l’État et la Sécurité sociale n’est pas nouvelle4 puisque « il y a eu une vingtaine de cas dans lequel ce principe n’a pas été respecté », rappelle Olivier Dussopt, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Action et des Comptes publics, la volonté du Gouvernement de bâtir une doctrine, qui n’est pas une mesure technique comme l’a souligné le socialiste Yves Daudigny, traduit une ambition nouvelle : celle de faire de l’exception la norme en la matière .
En tout état de cause, ce rapport s’inscrit dans une logique de renforcement de l’étatisation de la Sécurité sociale, et participe au changement de logiciel qui s’opère actuellement. Dès lors, à travers cette volonté d’instaurer « une nouvelle solidarité financière », ne doit-on pas craindre que la Sécurité sociale ne devienne qu’une simple variable d’ajustement financière, que la non-compensation fasse l’objet d’une admission et donc d’un recours opérationnel systématique. Cheval de Troie pour de nouvelles pratiques ? Car qui dit rapprochement des budgets dit conséquemment redéfinition des règles de compensations des allégements de cotisations. L’État par cette dérogation à la loi « Veil » entend décider en lieu et place de la Sécurité sociale, initialement pensée comme un ensemble géré par les Partenaires sociaux et financé par des cotisations.
Alors le discours technocratique visant à démontrer que les relations entre ces deux entités sont trop complexes s’amplifie. Alors l’État régalien, centralisateur et l’État édredon s’oppose sur fonds de crise de dépenses publiques à en oublier les leçons de l’Histoire. Veillons à ne pas tomber dans la facilité, à ne pas confondre « la tuyauterie » avec la finalité des mécanismes. Séparons l’ivraie du bon grain, arrêtons de faire croire à qui veut bien qu’il importe peu que l’effort soit supporté par le budget de l’État ou par celui de la Sécurité sociale : dans les deux cas, il s’agirait d’argent public5, alors que de toute évidence ces deux derniers ont une finalité différente. À vouloir trop éteindre… Déjà maître des horloges, l’État transpire suffisamment !!!
Focus sur la loi « Veil »
Le 8 juin 1994 Simone Veil, ministre des Affaires sociales de la santé et de la ville, s’exprimait devant le Sénat6, exposant des principes financiers rénovés, notamment au regard des relations financières entre l’État et la Sécurité sociale. La loi pose pour la première fois le principe de compensation par l’État à la Sécurité sociale des mesures d’allégements ou d’exonérations de cotisations sociales. Ainsi, toute mesure d’exonération totale ou partielle de cotisations de Sécurité sociale, instituée à compter de la date d’entrée en vigueur de la loi du 25 juillet 1994 relative à la Sécurité sociale doit donner lieu à une compensation intégrale des régimes concernés par le budget de l’État.
Cette compensation s’opère en pratique par le biais de crédits budgétaires et implique que la mesure d’exonération fasse l’objet d’un suivi statistique et comptable distinct, de sorte que les crédits et recettes fiscales compensent exactement les pertes subies par la Sécurité sociale. La compensation intégrale a par la suite été étendue aux mesures de réduction et d’exonération des cotisations sociales ainsi qu’aux réductions d’abattement d’assiettes et plus généralement à tout transfert de charges entre l’État et la Sécurité sociale par la loi du 13 août 20047. La décision de ne pas compenser les mesures d’urgences contrevient ainsi à la loi Veil et par conséquent, à un principe général de la Sécurité sociale, a suscité de vifs débats.
Ils ont tous voté contre
Au regard de cette logique de renforcement de l’étatisation de la Sécurité sociale et la remise en question de son principe d’autonomie, les caisses nationales de Sécurité sociale, le 2 octobre dernier, ont massivement rejeté le projet de loi pour 20208. Le 10 octobre, la Mutualité Française, la FEHAP, des syndicats et associations adressaient une lettre au Premier ministre pour un retour à la compensation intégrale des exonérations9. Le Haut conseil du financement de la Protection sociale a, quant à lui, émis son désaccord dans son rapport annuel remis au Premier ministre, considérant que la Sécurité sociale ne doit pas être affectée par des décisions circonstancielles des différents ministères et plaide à cet égard un retour à une relation claire et stable de la relation État/ Sécurité sociale10. Le Sénat a voté la suppression de l’article, la Sécurité sociale n’ayant pas vocation à financer des mesures de pouvoir d’achat. Le Président de la commission des Affaires sociales n’a d’ailleurs pas hésité à parler « d’abolition du reste de l’autonomie de la Sécu, subissant une atteinte directe à son modèle social du fait de sa bercisation »11. Cette prise de position met en lumière la coexistence de deux visions tant politique que sociétale : l’une tendant à l’étatisation et l’autre attachée à l’autonomie de la Sécurité sociale, attachement qui semble illustrer un profond refus du tout État car, derrière cette non-compensation, une interrogation subsiste, celle d’une mesure ponctuelle ou d’un subtil glissement vers un État tout puissant…
SOURCES
1. Le JDD : « Budget de la sécu : la non- compensation des mesures gilets jaunes votée malgré les critiques d’élus en marche »
2. Edgar Faure
3. Fondation IFRAP : « Le contenu du rapport dubertret-charpy sur le financement de la sécu »
4. Public Sénat : « Le sénat refuse que les mesures d’urgence sociale pèsent sur le budget de la sécurité sociale »
5. Institut Montaigne : « Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 : sortir de l’approche court-termiste »
6. Vie publique : « Déclaration de mme simone veil sur le projet de loi de réforme de la sécurité sociale »
7. Sénat : « Garantir la compensation intégrale des exonérations de cotisations et contributions sociales »
8. Mutualité Française : « PLFSS 2020 : un projet de non financement de la sécurité sociale »
9. Previssima : « Déficit de la sécu : 11 organisations demandent le retour à la compensation intégrale des pertes de recettes »
10. Viva magazine : « Non compensation, le haut conseil du financement de la protection sociale dit son désaccord »
11. Public Sénat : « Budget 2020 de la sécu : Bercy confond les caisses s’insurge la droite sénatoriale »