Tribune
Dr Norbert Nabet
Médecin de santé publique, ancien Directeur Général de l’ARS corse, ancien conseiller ministériel
Naturellement, la performance a mille visages. Elle est, depuis l’avènement de l’ère industrielle et de la massification de la production, qui n’a pas épargné le monde de la santé, essentiellement envisagée en termes économiques, voire budgétaires et managériaux. L’hôpital et, peut-être dans une moindre mesure, les soins de ville et le médico-social sont allés loin dans la performance. Les organisations, les métiers, les technologies ont contribué à une amélioration de la production de soins qualitative et quantitative, qui a permis de faire face au vieillissement de la population, au choc démographique et au développement important des pathologies chroniques.
Aussi, aujourd’hui, si l’espérance de vie continue d’augmenter en France, l’espérance de vie en bonne santé stagne. Dans certains pays qui nous sont comparables, elle régresse. Il n’est pas nécessaire de culpabiliser ou de chercher un responsable à ces tendances, elles sont logiques. Jusque très récemment, nous ne disposions pas de la technologie et des outils pour produire une prévention personnalisée efficace et pour prédire les complications des pathologies. De ce fait, et suivant une logique implacable, notre système curatif ultra-performant a soigné en masse des patients qui sont devenus des patients chroniques et a continué de prendre en charge d’une manière curative et presque rétrospective les complications de ces pathologies.
Ce cercle vicieux est connu. Il est décrit dans la littérature, depuis la fin des années 70, et l’expression « the failures of success » employée par Ernest Gruenberg le résume parfaitement. Nous sommes allés au bout d’une logique et d’un système. Nous avons atteint un niveau élevé de performance et de qualité. Pour autant, la pression est trop forte et les limites sont atteintes provoquant dans de nombreux cas, outre la mauvaise évolution des indicateurs, une mauvaise expérience patient, une saturation des outils de production et une démotivation des professionnels qui les détournent peu à peu de leur métier et de leur vocation. Ces ingrédients fondent les crises permanentes que nous traversons depuis plusieurs années et qu’aucune réforme paramétrique ou administrative n’est parvenue à enrayer. Tout cela est normal. Il est possible de vider une tasse à la petite cuillère, vider une baignoire entraîne une surchauffe, vider un océan, ce n’est pas envisageable.
Or, depuis quelques années, la puissance des calculs numériques, les connaissances en biologie moléculaire, en génomique et en « omics » en général, conjuguées aux technologies digitales dont certaines comme la télésanté sont déjà bien connues, permettent d’envisager une « nouvelle » médecine dite de précision qui transformera les outils et les stratégies de prévention, de prise en charge, d’organisation et donc d’administration de notre système de santé.
Son avènement est inévitable. Il est souhaitable pour les patients et constitue une voie de sortie pour notre système en crise, dont nous avons épuisé les ressources et la logique.
Pour autant, la rupture toute naturelle qu’elle puisse être, s’exécute rarement de manière spontanée et confortable. La performance dans la transition et la transformation est un sujet majeur. Depuis quelques années, cette transition est à l’oeuvre dans de nombreux pays. Elle est devant nous en France et nous devons l’adresser avec lucidité et détermination.
Cette médecine prédictive ou personnalisée est théorisée depuis plusieurs dizaines d’années. Elle se déploie partiellement dans différentes aires thérapeutiques, notamment le cancer, mais elle demeure insuffisamment organisée et sa portée globale sur l’ensemble des disciplines du système de santé est inégalement partagée.
Pourtant, aucune spécialité ne sera épargnée, les techniques, les pratiques, les outils diagnostics et les thérapeutiques seront toutes disruptées et demain les risques individuels seront définis avec précision, les pathologies et les complications pourront être devancées et les traitements seront adaptés à la pathologie individuelle du patient et non pas un symptôme largement partagé et ramené à son expression auprès d’un patient moyen qui, bien sûr, n’existe pas.
D’un point de vue organisationnel, l’anticipation des diagnostics et la personnalisation des thérapeutiques permettront des prises en charge de qualité et sécurisées au domicile des patients. L’hôpital occupera alors toute sa place de centre expert pour certains examens et certaines thérapeutiques. Cela permettra aux professionnels de santé de retrouver l’essence de leur métier et de se consacrer sur la relation avec le patient et l’exécution des actes pour lesquels ils ont été si difficilement sélectionnés et si longuement formés.
Vous l’aurez compris, cette transition implique une prise de conscience, une vision stratégique partagée et le déploiement de moyens et de compétences adaptés.
Les données de santé et les capacités d’analyse et de calcul sont naturellement centrales. Elles nécessitent à elles seules le déploiement d’une stratégie et de moyens importants. La formation et l’accompagnement dans l’usage de ces technologies et leur compréhension par la population et les professionnels de santé constituent un chantier également incontournable. Demain, la machine ne remplacera certainement pas le médecin, en revanche, le médecin qui utilise la machine remplacera à coup sûr celui qui ne l’utilise pas.
Enfin, l’intégration de ces usages et de ces techniques pour adapter nos stratégies de prévention et l’organisation de l’offre de soins, notamment hospitalière, est également une étape cruciale de cette transformation.
Tous ces chantiers peuvent s’exécuter rapidement ou s’enliser pendant des années à la faveur de querelles intestines pilotées par l’ignorance, la crainte et le conservatisme. À chacune de ces étapes, la performance est nécessaire. En deux mots, il est à présent temps d’optimiser la rupture.
Source : Les nouveaux chemins de la performance en santé – CRAPS et ANAP