Tribune

« À force d’être considéré exclusivement comme un coût, […] le travail s’est trouvé fortement dévalorisé et abîmé… »

Bruno Palier
Directeur de recherche du CNRS au centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po

Dans un ouvrage collectif rassemblant les résultats de nombreuses recherches de sciences sociales sur le travail, intitulé « Que sait-on du travail ? » (Presses de Sciences Po, 2023), il est montré que la situation française en matière de conditions de travail, de santé au travail et de sens du travail est plutôt médiocre, moins bonne que celle de nombreux autres pays européens quant aux conditions de travail ou aux risques psychosociaux. La France occupe parfois même les derniers rangs, notamment en matière d’accidents du travail. Ainsi, le nombre d’accidents mortels s’élevait à 803 en 2019 en France, contre 491 en Italie, 416 en Allemagne, 347 en Espagne ou 184 en Pologne (données Eurostat). Le travail s’est fortement intensifié depuis trente ans, et les conditions de travail se sont dégradées en France, et cela plus qu’ailleurs en Europe. Pourquoi le travail semble-t-il si souvent maltraité en France ?

Il faut analyser la logique dominante des politiques gouvernementales de lutte contre le chômage et des stratégies de compétitivité des entreprises françaises pour comprendre cette évolution. L’ensemble de ces stratégies repose sur une idée martelée en France depuis les années 1980 : le chômage, tout comme la faible compétitivité des entreprises françaises, serait dû au coût du travail trop élevé, notamment du fait d’un État-providence lui-même trop coûteux, les cotisations sociales qui le financent représentant près de la moitié de la masse salariale. Pourtant, avec des coûts du travail équivalents voire supérieurs, les Allemands ou les Suédois, qui ont su investir dans la qualification et la qualité des emplois, arrivent à produire et exporter des produits et services de meilleure qualité, ou plus innovants, qu’ils vendent donc plus chers que les nôtres. Le manque de compétitivité de l’économie française est surtout lié à son positionnement en milieu de gamme : nous sommes trop chers pour ce que nous produisons. Mais plutôt que de chercher à améliorer la qualité de nos productions, à investir dans les qualifications et la montée en gamme, nous avons préféré produire la même chose avec moins de monde, chasser les coûts et intensifier le travail.

La baisse du coût du travail est devenue la pierre angulaire des politiques économiques françaises, aussi bien pour réduire le chômage que pour accroître la compétitivité des entreprises. Des mesures Juppé, à celles liées aux 35 heures, des allègements Fillon au Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), devenu en 2019 une baisse pérenne de cotisations sociales, les allègements de cotisations sociales ont été progressivement étendus à la fois à plus de cotisations sociales (quasiment toutes au niveau du SMIC, où il ne reste plus que les cotisations retraites complémentaires et chômage), et à plus de niveau de salaire, jusqu’à concerner désormais 3,5 SMIC. En 2021, le montant total des exonérations de cotisations atteint 73,8 milliards d’euros.

Les nombreuses évaluations des politiques de baisse des cotisations sociales montrent que si elles ont eu une certaine efficacité lors de leur première mise en œuvre, elles n’ont ensuite quasiment pas permis de créer de nouveaux emplois. Ces politiques n’ont pas non plus permis d’améliorer la compétitivité à l’export des entreprises françaises. Ces politiques sont donc inefficaces pour lutter contre le chômage, et bien loin de permettre une montée en qualité des productions françaises, elles ont tiré celles-ci vers le bas et réduit leur capacité à produire et exporter des biens et des services de qualité.

La plupart des entreprises françaises ont elles-mêmes construit leurs propres stratégies de compétitivité sur la réduction du coût du travail. Il s’agit de faire baisser le coût de production des mêmes produits, de milieu de gamme, plutôt que de miser sur la qualité et l’innovation. Cette stratégie low cost repose sur quatre piliers principaux :
1. Les délocalisations, pour aller produire là où la main-d’œuvre est moins chère ;
2. La sous-traitance, pour obtenir un certain nombre de services à moindre coût, au prix de faibles rémunérations et de conditions de travail dégradées dans les entreprises sous-traitantes ;
3. Le renvoi des salariés considérés comme les plus coûteux, à savoir les plus âgés, qui font l’objet de plans sociaux ou partent suite à une rupture conventionnelle ;
4. Un management qui cherche à accroître la productivité par l’intensification du travail de ceux qui restent dans l’entreprise.

Le lean management, fondé sur l’idée de faire disparaître tout ce qui est superflu et de toujours fonctionner à flux tendu, reste dominant en France. Il repose sur un management vertical qui impose des objectifs chiffrés toujours plus élevés aux salariés. Certains pensent encore que le stress est bon pour la productivité… Inutile ici de revenir sur les dérives de ce management chez Orange ou Renault, ni sur la situation des hôpitaux, eux aussi soumis à une intensification du travail du fait de la réduction continue des effectifs et de la tarification à l’activité notamment.

À force d’être considéré exclusivement comme un coût, du fait des stratégies du low cost des entreprises et des gouvernements, le travail s’est trouvé fortement dévalorisé et abîmé… D’autres stratégies sont pourtant possibles, celles qui considèrent le travail comme un atout pour les entreprises et pour le pays. Ainsi, les Allemands investissent dans la qualification et la protection des salariés des industries exportatrices, les pays nordiques investissent dans la formation tout au long de la vie et dans les bonnes conditions de travail de tous les salariés, et les entreprises de ces pays misent sur la qualité et l’innovation de leurs productions. Ces stratégies reposent sur la participation des salariés, aux innovations comme aux décisions. Elles permettent à la fois le bien-être des salariés en emploi, et une productivité qualitative.