TRIBUNE
Olivier Laureau
PRÉSIDENT DE LA FONDATION INTERNATIONALE DE RECHERCHE SERVIER ET DU GROUPE SERVIER
La pandémie que nous affrontons encore a fait partager par tous le diagnostic de la perte d’indépendance sanitaire de la France et de l’Europe.
Cet état de dépendance, naturellement préexistant à la crise du Covid-19 et déjà sous-jacent dans le débat public sur les pénuries, est apparu au grand jour.
Ces manifestations les plus visibles sont désormais mieux connues de l’opinion publique et largement débattues sur l’agora.
C’est d’abord la production en Asie, tout spécialement en Inde et en Chine, de 80 % des principes actifs employés pour la production de médicaments princeps et génériques, contre 20 % seulement il y a 30 ans. C’est également la production française de médicaments princeps et génériques qui ne représente plus que 11 % des ventes en pharmacie, contre presque la moitié dans les années 1990. C’est aussi la localisation des fournisseurs hors d’Europe pour des molécules essentielles. Le rapport du Sénat sur les pénuries, en octobre 2018, citait l’exemple des 35 molécules de base en oncologie fabriquées en Asie par trois fabricants. Ce sont, évidemment, les délocalisations massives depuis les années 1990 et les pertes d’expertise industrielle qui leur sont liées.
La crise du Covid-19 a servi de révélateur, au sens photographique du terme, donnant forme et visibilité à ce qui était déjà.
Elle a suscité ainsi une prise de conscience des pouvoirs publics qui n’avaient pas toujours marqué, on doit à la vérité de le dire, ni dans leurs discours ni dans les politiques publiques impulsées, un vif intérêt pour notre indépendance sanitaire et ses exigences.
Désormais, les responsables politiques et les principales institutions publiques affirment le caractère essentiel de l’indépendance sanitaire et le lien étroit avec le maintien et le développement de filières industrielles, en France et en Europe.
Des ministres, des parlementaires tant français qu’européens, des responsables politiques de toute nature, affichent un volontarisme réconfortant dans le domaine sanitaire, autour de l’ambition éloquemment exprimée par le Président Macron : « rebâtir notre souveraineté nationale et européenne ».
Vaste programme certes, mais réalisable si l’on ne s’égare pas sur les sentiers charmeurs de l’utopie et si l’on ne se satisfait pas du seul pouvoir évocateur des mots.
En effet, la reconstruction par paliers de la souveraineté et de l’indépendance sanitaires exige des actes. Elle exige la cohérence entre le discours et les actes. Elle exige l’élaboration et la mise en œuvre de politiques publiques actives et volontaristes, inscrites dans la durée et qui auront un coût certain.
Ces politiques doivent d’abord favoriser le maintien, le développement et l’implantation de sites de R&D en France et en Europe.
Pour la R&D, il s’agit d’abord de sanctuariser ce qui existe et fonctionne dans l’intérêt de tous : le Crédit d’impôt recherche (CIR) et le Crédit d’impôt innovation (CII). Il faut, ensuite, améliorer et amplifier ce qui est déjà opérationnel : aides à l’innovation pilotées par BPI France, cohérence de l’offre publique de recherche, mise en réseau de l’ensemble des acteurs. Sur ce dernier point par exemple, les pierres déjà posées sont nombreuses : Pôles de compétitivité, Instituts Carnot, partenariats public-privé, incubateurs, thèses Cifre, chaires industrielles… Aidons-les à accroître leurs efforts collaboratifs si féconds.
Dans le domaine industriel, ces politiques publiques doivent créer les conditions de développement des capacités existantes, ainsi que celles de la relocalisation d’activités de production, tant pour la chimie fine que pour la production de médicaments.
L’impératif industriel doit ainsi conduire à lancer une vaste cartographie, avec l’ANSM, des sites de production des principes actifs et des médicaments d’intérêt stratégique, pour identifier les sites existants à soutenir, les failles où l’implantation et la relocalisation doivent être encouragées. L’ensemble des acteurs publics et privés doivent être associés pour cette tâche, ainsi que pour identifier des pistes de sécurisation des chaînes de valeurs stratégiques et des approvisionnements critiques, sans oublier les conditions des relocalisations nécessaires.
Dans ce domaine de la production, une vraie politique de renforcement de la compétitivité de nos industries de santé s’impose. Les moyens de cette politique sont déjà largement connus et documentés : réduction de la taxation excessive qui pèse sur la production, réforme d’un environnement législatif et réglementaire qui doit devenir plus « business friendly », appui à l’innovation, digitalisation et décarbonation de nos activités industrielles.
Le déploiement plus rapide du digital est particulièrement nécessaire, pour découvrir plus rapidement et efficacement des innovations, pour mieux prescrire et suivre les médicaments mis sur le marché au bénéfice des patients, mais aussi de la collectivité car il y a là un gisement non négligeable d’économies.
Cette politique industrielle a également un volet européen évident. Nous ne pouvons que nous féliciter des efforts en cours de la France et de l’Allemagne, soutenus par plusieurs états membres et de nombreux parlementaires européens, pour convaincre la Commission européenne de sortir d’une approche trop théologique des aides d’état. Il s’agit de permettre l’insertion de la relocalisation et du maintien des activités industrielles de santé indispensables à la souveraineté et à l’indépendance sanitaire, des états membres et de l’Union, comme cause légitime de dérogation au principe communautaire de l’interdiction des aides d’état.
Toutefois, rien ne sera possible si l’on n’aborde pas le tabou suprême, celui des prix des médicaments et plus largement des solutions de santé.
La contrainte majeure des déficits des comptes sociaux a conduit, depuis 2010, à une maîtrise exclusivement comptable des dépenses de santé centrée sur l’imposition de baisses de prix massives, particulièrement pour les produits établis, sans tenir aucun compte des impératifs industriels et sanitaires, en décalage complet avec les coûts de production français et européens.
Cette politique a dégradé constamment les perspectives du marché local pour les entreprises françaises de santé, fragilisant leur modèle économique. Elles tiennent encore par l’export, qui est lui-même menacé par ces baisses de prix massives, alors que le prix français sert de référence dans près de 52 pays étrangers.
Ce mode de régulation des dépenses de santé par l’imposition de baisses de prix massives ne peut perdurer si l’on veut reconstruire l’indépendance sanitaire de notre pays.
Là encore, les solutions sont connues. Il faut fixer au Comité économique des Produits de Santé (CEPS), l’instance compétente en matière de prix, des objectifs nationaux de politique industrielle et de commerce extérieur. La politique de fixation et de révision des prix doit désormais prendre effectivement en compte les investissements réalisés, en France et en Europe, en R&D et en production. Elle doit aussi prendre en compte l’export, avec un mécanisme combinant un dispositif de prix facial à l’export et des remises pour les produits fabriqués en France et fortement exportés, sans aucun surcoût pour l’Assurance maladie. La mise en place d’un tel système de prix de soutien à l’export créerait de la valeur pour la France et éviterait le phénomène des exportations parallèles qui sont une des causes des ruptures d’approvisionnement dont pâtissent les patients.
Les dispositifs existent déjà pour certains, les discours politiques au plus haut niveau de l’état soutiennent publiquement ces idées que nous défendons depuis longtemps avec les industries françaises de santé réunies dans le G5 Santé, mais l’application « en vie réelle » n’est toujours pas au rendez-vous.
Après le « Ségur de la Santé », un CSIS (Conseil Stratégique des Industries de Santé) extraordinaire, à tous égards, serait donc un premier pas pour rendre possible le nécessaire : rebâtir notre indépendance sanitaire.
Pour Servier, 2e groupe pharmaceutique français, présent dans 149 pays, réalisant 95 % du CA princeps à l’export, ce combat est au cœur de notre ADN. En effet, nous avons toujours maintenu notre centre de décision en France, mais également l’essentiel de notre R&D avec 70 % de nos chercheurs dans notre pays. Ils seront bientôt tous réunis dans notre nouvel Institut de Recherche Servier Paris-Saclay, pour lequel nous investissons 300 millions d’euros. Rappelons aussi que nous avons 98 % de nos principes actifs princeps produits en Normandie, 35 % de nos médicaments princeps issus de notre site de production dans l’Orléanais.
Ce combat pour l’indépendance sanitaire, il est le nôtre, celui d’un groupe à la forte empreinte française. Il n’est pas antinomique avec l’esprit de conquête des marchés étrangers, notre expérience le prouve. Il est conforme à notre vocation essentielle : demeurer un groupe indépendant engagé pour le progrès thérapeutique au bénéfice des patients.