Tribune
Hervé Chapron
Membre du Comité directeur du CRAPS
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Cette analyse est issue du chapitre 2 « La Construction Nationale » du dernier ouvrage du CRAPS « Les 11 incontournables de la protection sociale ».
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Contexte
Sans avoir besoin de remonter à l’Édit de Nancy du 22 septembre 1673 par lequel Colbert instaurait une Caisse des invalides de la marine royale et inventait de facto un système de retraite pour recruter et fidéliser les marins, force est de constater que le concept de retraite a été un fil rouge permanent de l’Histoire sociale française. Rien d’étonnant qu’à la Libération, prenant en compte les principes émis par le CNR1 – « une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours » – les pouvoirs publics ont érigé à travers les ordonnances instituant la Sécurité sociale un système de retraite assurant la fonction économique de régulation du revenu sur la durée de vie, fondé sur la solidarité entre générations : « Les cotisations des actifs servent à payer immédiatement les retraites, tout en leur ouvrant des droits pour leur future retraite. » Ambroise Croizat, le « ministre des travailleurs », pouvait alors affirmer : « Nous ferons de la retraite non plus une antichambre de la mort mais une nouvelle étape de la vie. » La retraite devient l’archétype d’un bien public, un patrimoine commun…
La situation financière, donc la pérennité de ce système de retraite, dépend à la fois de l’évolution du nombre de personnes en âge de travailler et de celui des personnes en âge d’être retraitées. Le rapport entre ces deux grandeurs avec son extrême sensibilité à la croissance en sont les deux éléments significatifs, complété par le niveau de prélèvements rapporté à la masse des revenus d’activité.
Tout au long des Trente Glorieuses, la croissance forte et le plein-emploi ont généré un volume de cotisations suffisant pour assurer les équilibres nécessaires à la pérennité du système qui reflète les diversités du monde du travail, ses corporatismes et ses diversités. Avec les Trente piteuses – chômage de masse, conditions de vie au travail, progrès médicaux – la question de la pérennité de ce système est entrée avec force dans le débat public et avec elle, le montant de la pension au regard du triptyque : cotisation – durée – pension. Dans un mouvement irréversible d’allongement de la vie, la population des retraités passe de 1 million en 1950 à près de 17 millions en 2020 : les pensions versées représentent désormais 14 % du PIB et 25 % de l’effort social de la Nation…
C’est dans ce contexte – le chômage était alors de 9,2 % – qu’en 1991, Michel Rocard, Premier ministre, préface le Livre blanc sur les retraites, fruit d’un travail technique interministériel coordonné par le commissariat général du Plan, présentant la situation de l’ensemble des régimes de retraite et leurs perspectives d’évolution et proposant également différentes réformes pour faire face aux effets du vieillissement démographique.
Le texte
Extraits de la préface rédigée par Michel Rocard
« L’enjeu est considérable : maintenir l’acquis au profit des générations futures dépend, au-delà de la démographie et de l’économie, de notre capacité à actualiser le pacte de solidarité qui lie les générations entre elles. » […] « Un scénario dans lequel le taux de cotisation constituerait l’unique levier de l’équilibre des régimes pourrait conduire à un niveau insupportable des prélèvements obligatoires. » […] « Le coût du travail augmenterait en conséquence, ce qui “pourrait contrarier les créations d’emplois en affaiblissant la compétitivité et en stimulant la substitution du capital au travail”.» […] « Même avec des hypothèses économiques favorables au plein-emploi, les régimes de retraite connaîtront des problèmes de financement à partir de 2005 […] on aboutit dans le cadre législatif actuel à un besoin de financement proche de 300 milliards de francs en 2010. »
« Ne rien faire conduirait à terme à la condamnation de la répartition et à la rupture de solidarités essentielles » […] « Ceux qui, pour des gains politiques à courte vue, croiraient flatter l’opinion en niant le problème, programmeraient sûrement une guerre des générations » !
Ce Livre blanc a eu un écho considérable. Il est devenu une référence en matière de réforme de retraite. Publié dans un contexte économique particulièrement détérioré – tous les régimes sociaux affichent depuis des années un déficit – il invite la classe politique mais aussi tous les citoyens à sortir d’un déni de réalité – croire que la Protection sociale est un acquis éternel – et plus encore d’appréhender notre pacte républicain comme une richesse démocratique certes mais fragile et potentiellement en danger. En d’autres termes, en affirmant que « les crises de demain sont souvent le refus des questions d’aujourd’hui2 », le problème des retraites est devenu depuis une priorité de toute action gouvernementale.
Pour l’heure, 8 scénarios, avec une graduation de « pessimistes » à « optimistes » prenant en compte la fécondité, le taux d’activité des plus de 55 ans et la réduction plus ou moins rapide du chômage, sont étudiés. La conclusion est qu’à législation inchangée (âge de départ, durée de cotisation, paramètres de calcul de pension inchangés), pour équilibrer financièrement le système, le taux de cotisation devrait plus que doubler entre 1990 et 2040 selon le scénario le plus pessimiste, et augmenter de 50 % dans le cas le plus favorable. Le rapport conclut : « Ne rien faire doit être clairement écarté : ce serait accepter le scénario de l’intolérable sur le plan social et sur le plan économique. »
En conséquence de quoi, quatre propositions principales sont émises pour maintenir l’âge de départ à la retraite à 60 ans qui n’est pas remis en cause :
– Confirmation et consolidation du système par répartition (les actifs cotisent pour les retraités), respect de l’équité entre générations, principes de solidarité inhérents à la Sécurité sociale.
– Augmentation de la durée d’activité pour une retraite complète : elle passerait de 37,5 ans à 40 ans.
– Extension dans les régimes de base de la période prise en compte dans le calcul de la pension : elle passerait de 10 ans aux 25 meilleures années.
– Revalorisation des pensions sur l’évolution des prix et non plus sur les salaires. Les calculs des rapporteurs du Livre blanc montraient que la mesure d’indexation sur les prix était la plus susceptible de réaliser des « économies » : 24 % des dépenses du régime général à l’horizon 2010.
Malgré de courtes périodes d’accalmies, les crises économiques se succèdent et la mise en place des réformes préconisées devient indispensable :
– En 1993, soit deux ans à peine après la publication du Livre blanc, le Gouvernement Balladur le reprenant à son compte augmente la durée de cotisation requise pour une retraite à taux plein à 40 ans, contre 37,5 ans. Le calcul de la pension est fondé sur les 25 meilleures années de salaire contre 10 auparavant. Les pensions de retraite sont revalorisées sur l’indice des prix et non plus sur l’évolution générale des salaires.
– En 2003, le Gouvernement François Fillon décide de l’alignement de la durée de cotisation du secteur public sur celle du privé qui passe de 37,5 ans à 40 ans. Deux dispositifs d’épargne sont créés : le Plan d’épargne de retraite populaire (PERP) et le Plan d’épargne pour la retraite collectif (PERCO).
– En 2010, le recul progressif de l’âge légal de départ de 60 ans à 62 ans et le recul progressif de l’âge du taux plein de 65 ans à 67 ans sont décidés.
– En 2014, l’allongement de la durée d’assurance minimale pour prétendre à une retraite à taux plein augmente progressivement de 166 trimestres à 172 trimestres pour les assurés nés entre 1958 et 1972.
Durant cette période au cours de laquelle la question des retraites a séquencé la vie du pays, trois événements majeurs sont intervenus :
– La création de la CSG en 1991, venant pallier le manque de financement des différents vecteurs de la protection sociale, renforçant de facto le rôle de l’État dans celle-ci.
– Le plan Juppé de 1995, prévoyant d’aligner la durée de cotisation des fonctionnaires sur celle du privé, de 37,5 ans à 40 ans. Après trois semaines de grèves paralysant le pays, le Gouvernement a été contraint de retirer le projet. Il faudra attendre huit ans pour inscrire le principe dans la loi, et même treize ans pour les régimes spéciaux, sans compter les délais très progressifs de mise en œuvre…
– Le Gouvernement Jospin, en 1999, décide la création du Fonds de réserve des retraites (FRR). L’objectif était d’accumuler 150 milliards d’euros à l’horizon 2020 afin d’amortir le choc du départ à la retraite de la génération du baby-boom. L’ambition ne sera jamais atteinte. Fin 2018, les sommes en réserve atteignent… 32,6 milliards d’euros ! Pour autant, le FRR « verse 2,1 milliards d’euros chaque année à la Cades », l’organisme chargé de rembourser la dette accumulée par la Sécurité sociale.
– Enfin, la création du COR, Conseil d’orientation des retraites en 2000. Le Conseil d’orientation des retraites est une instance indépendante et pluraliste d’expertise et de concertation chargée d’analyser et de suivre les perspectives à moyen et long terme du système de retraite français. Sur l’ensemble des questions de retraite (équilibre financier, montant des pensions, âge et durée d’assurance, redistribution, etc.), le COR élabore les éléments d’un diagnostic partagé et formule, le cas échéant, des propositions de nature à éclairer les choix en matière de politique des retraites.
Analyse
Force est de constater que toutes ces réformes n’ont pas été suffisantes pour combler le déficit des caisses de Sécurité sociale. Elles n’ont été que paramétriques, uniquement comptables et la frilosité des différents Gouvernements vis-à-vis des régimes spéciaux a très largement contribué à gommer dans l’opinion le caractère inéluctable et urgentissime des mesures à prendre.
Dès son élection en 2017, Emmanuel Macron relance cet épineux dossier. Contrairement à ses prédécesseurs, il s’oriente vers la création d’un régime universel et unique. Autant un régime universel à points géré en répartition est sans nul doute un système juste puisqu’il lisse sur la totalité de la carrière la charge de l’acquisition des droits et tient compte des revenus réels, autant un régime unique ne peut susciter que des difficultés autant pour des raisons techniques – 42 régimes sont actuellement dénombrés – pour sa mise en place que vis-à-vis de la conception qui est la nôtre de la démocratie sociale. Les péripéties de son premier quinquennat – Gilets jaunes et crise sanitaire – obligent le président de la République à retirer ce projet qui suscitait autant d’espoir que d’anxiété. Un nouveau projet, « moins en rupture », a été mise en application le 1er septembre 2023.
Toujours est-il qu’après trente ans de réformes de notre système de retraite, le sujet est tout aussi préoccupant que lors de la parution du Livre blanc. Tout ça pour ça pourrait être la conclusion à ce jour de cet épisode de notre Histoire sociale. Au problème d’équilibre financier suffisamment complexe en lui-même, deux éléments annexes sont apparus dans ce laps de temps correspondant à une génération :
– L’objectif n’est plus d’accompagner comme dans les années 2000 les seniors vers la retraite, mais de faire en sorte qu’ils continuent à travailler plus longtemps et donc à cotiser. Dès lors est posé de manière aiguë le problème de la capacité des seniors à occuper certains emplois ou à exercer des responsabilités.
– Par ailleurs, la vieillesse n’étant pas d’une part une maladie et d’autre part puisque les plus de 60 ans représenteront 35 % de la population totale, il apparaît que la réforme des retraites n’est qu’un aspect d’une politique beaucoup plus vaste qui doit englober l’ensemble des phénomènes liés au vieillissement.
C’est pour toutes ces raisons, principales et accessoires, qu’il est fort à parier que la dernière réforme du système de retraite ne soit pas « la der des ders » !
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Sources:
1. Cf. « Le programme du Conseil National de la Résistance »
2. Patrick Lagadec
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