Dominique Hénon
Retraité utopiste & Ex-Directeur Financier de la CPAM de Paris
L’été 2030, qui s’était quasiment installé en Europe, sans préavis ni répit, depuis la mi-février connaissait à son tour une canicule prolongée qui accablait sans discrimination une population devenue léthargique et fataliste, parmi laquelle les plus âgés des « aînés » (soit les + de 85 ans, dont seulement 14% sont frappés de dépendance) n’étaient pas les plus affectés.
D’une manière générale, en 2030, il n’était plus possible d’ignorer qu’en France les plus de 60 ans représentaient plus de 30% des habitants (et davantage bien sûr au regard du corps électoral), bien que ce vieillissement collectif ait été plus lent et tardif que chez nos voisins allemands ou italiens mais tout aussi inexorable puisqu’il devrait atteindre 35% en 2050. Il n’en reste pas moins que les personnes qui accèdent à leur 60ème anniversaire peuvent entrevoir une perspective de 30 années de bonus en bonne santé lorsque les conditions le permettent.
En outre, les générations issues des « 30 glorieuses » se montrent relativement robustes et tenaces non seulement par rapport à leurs prédécesseurs largement disparus (bien que souvent qualifiés de « résistants »), mais surtout par rapport « aux milléniums » (englobant ici les générations X et Y) plus choyés mais aussi plus fragiles et malléables car biberonnés au bisphénol dès leur naissance et peut-être en raison d’une sur-exposition précoce à la fois aux produits toxiques et autres perturbateurs endocriniens mais aussi aux diktats fallacieux des réseaux sociaux et du marketing outrancier.
En tout cas, l’appauvrissement de leurs gamètes ne fait plus mystère et entraîne des répercussions visibles sur le taux de fécondité, en décroissance constante, et partant sur le vieillissement de la société, ce phénomène étant constitutif du « vieillissement par le bas » (de la pyramide des âges) décrit par Sauvy et ses héritiers démographes. Le tarissement des vagues migratoires appliqué en France depuis une dizaine d’années n’aura fait qu’amplifier la situation, à tel point que même les assouplissements apportés par la voie législative aux règles d’adoption ou la reconnaissance récente de la GPA n’auront pas été en mesure d’inverser la tendance.
Pour autant, et pour la première fois en 2030, l’espérance de vie « en bonne santé » – grâce aux progrès de la médecine autant qu’aux actions de prévention et de promotion du « bien vieillir » engagées dès la maternelle – augmente aussi vite que l’espérance de vie, tandis que le vieillissement accélère de manière soutenue la consommation de nouveaux biens, provoque une croissance vive des innovations dans les gérotechnologies et engendre une progression notable du poids de la « Silver Économie » dans l’ensemble du PIB.
En outre, l’indicateur de « bien-être », qui a pris le pas sur tous les autres au niveau international, apparaît en France à un niveau élevé chez les séniors qui prennent part à la vie sociale (notamment en poursuivant des actions bénévoles) et pratiquent des activités de loisirs en préservant une grande indépendance.
Néanmoins, ces éléments factuels à connotation socio-économique, n’éclipsent pas totalement les effets d’un malaise profond déjà ancien ressenti voilà plus de 10 ans par les retraités qui ont gardé en mémoire les séquelles d’agressions réitérées (selon leur vécu) dont ils ont été victimes à l’époque sous la forme de saillies et de mesures vexatoires imputables à un « jeunisme» militant, voire insultant à leur égard.
Et, en particulier, la fameuse « Lettre aux Français » adressée par le Président de la République de l’époque à tous ses concitoyens en vue de tenter d’apaiser les colères protéïformes des « gilets jaunes » (notons que la colère est stérile par définition et que la violence qu’elle véhicule demeure le fruit de l’ignorance), lettre dans laquelle les retraités n’avaient exclusivement été cités que pour être relégués au niveau de « charges pesant sur les actifs » (cf. littéralement : « Chez nous ceux qui travaillent financent les pensions des retraités », sachant que lesdits retraités continuent d’être contributeurs comme ils l’ont été durant toute leur vie professionnelle). Indubitablement, cette formule provocatrice assumée n’était surtout pas propice à faire oublier l’augmentation discriminatoire de la CSG dont ils avaient été l’objet tout au début du nouveau quinquennat.
En réaction, dans les années qui suivirent, forts de leur poids grandissant, les « papy-boomers » mirent un point d’honneur à construire un projet intergénérationnel de Société du Vieillissement articulé sur une réconciliation tant espérée des générations dans lequel « l’âgisme » serait banni définitivement en vertu des préconisations de l’OMS qui le considère depuis longtemps comme une discrimination majeure, quasiment sur le même plan que le racisme.
Dans cette démarche, le vieillissement aspire à devenir un âge d’épanouissement et de bien-être, basé sur la mise en place d’un revenu décent pour tous (d’où l’instauration d’un minimum de retraite satisfaisant dans la loi de réforme des retraites de 2025 qui aura mis plus de cinq années avant d’être adoptée), la création d’une obligation légale d’attention à sa propre santé et à celle de ses proches (la majeure partie du rapport Fragonard sur les aidants ayant été appliquée en 2020), et enfin la poursuite d’une activité inclusive et productrice de sens compatible avec l’état de santé des aînés.
En outre, la place des plus âgés dans la société s’est peu à peu transformée sous l’impulsion d’une vision « écologique » de l’âge et du grand-âge (soit au-delà de 85 ans) qui ne met plus au rebut les anciens mais les recycle en leur accordant une reconnaissance de leurs acquis (savoirs, compétences, expériences, mais aussi capital matériel et financier) en tablant sur leur capacité à « transmettre », à soutenir et investir au profit des plus jeunes et en fonction du potentiel contributif de chacun.
Ce programme d’envergure sociétale avait fait l’objet d’ardentes discussions et négociations en amont des mouvements sociaux qui avaient de nouveau mis dans la rue une grande majorité des travailleurs, salariés ou non, dont, parmi ces-derniers, les faux auto-entrepreneurs des GAFAM et entreprises assimilées contraints d’accepter des contrats léonins qui les privaient du statut protecteur reconnu aux salariés, en matière d’accès à la Protection sociale et au chômage.
Il était même arrivé que des agences de Pôle-Emploi prennent l’initiative de faire la promotion d’un tel « modèle » pourtant en contradiction formelle avec les règles édictées de longue date en ce domaine et confirmées par une jurisprudence constante qui assortissaient l’exercice et le constat du « pouvoir de direction et de contrôle » de l’activité du travailleur par le donneur d’ordre pour qu’ipso facto la condition d’employeur soit automatiquement reconnue à ce-dernier.
Toutefois, comme le déplorait déjà la doctrine en 2010 (cf. le professeur de droit Alain Supiot in l’esprit de Philadelphie1) l’État lui-même avait déserté son rôle de garant du respect des lois et règlements en vigueur, privant simultanément les administrations de leurs moyens classiques d’investigation et de contrôle. En l’occurrence, les ministères chargés du Travail et de la Santé (au titre du recouvrement des cotisations) s’étaient abstenus de toute intervention.
La grogne s’était ainsi propagée de proche en proche, accompagnée et encadrée cette fois par les syndicats et associations de mécontents du public et du privé et même du monde agricole relayés par les partis politiques d’opposition au point d’installer une paralysie durable du pays. Les coups de menton et les petites phrases excédées en provenance du chef de l’État n’avaient pas manqué de jeter de l’huile sur le feu, au grand dam des conciliateurs que le Président du Sénat avait réussi à imposer en vue d’obtenir une sortie de crise urgente car le blocage de l’activité était quasi-total et des secteurs entiers souffraient de pénurie.
Les rancœurs réciproques étaient si lourdes que la tentative d’intimidation ultime du Président lors d’une intervention télévisée mettant en balance sa démission sur le ton bien connu de l’antienne « moi ou le chaos » se transforma en plébiscite pour son départ (vu que la chienlit était générale), assorti d’un intérim du Président du Sénat consacré à la relance de l’économie et à l’organisation des élections présidentielles avancées de quelques mois, en février 2027.
Cet épisode particulièrement douloureux fut réellement instructif et déterminant pour toutes les couches de la société conscientes d’avoir évité le pire au bord du précipice. Les tribuns reconnus en appelèrent à la responsabilité de chacun tout en prenant conscience du risque individuel qui leur incomberait s’ils faisaient acte de candidature pour se propulser au sommet d’un état gravement paralysé et ingouvernable. Même le pénultième et l’antépénultième président, âgés respectivement de 73 et 72 ans qui n’avaient jamais renoncé in petto à leur retour victorieux, s’étaient discrètement ravisés.
Il incomba donc au Président par intérim de solliciter un candidat « populo-compatible » pas trop jeune, autant que possible ni énarque ni méprisant, à la fois détenteur d’une expérience réelle de la gouvernance publique et susceptible de rassembler largement au centre, tout en étant nécessairement « ou de droite ou de gauche », autour d’un programme ouvert aux attentes principales de la population et aux urgences climatiques, démographiques mais aussi économiques et sociales.
Sur la base de ces principaux critères, un personnage finit par se détacher et s’imposer, mais qu’il restait à persuader compte tenu qu’il n’avait rien d’un carriériste avide et avait su se contenter depuis de nombreuses années d’un poste de maire couplé avec la présidence de l’Association des maires de France.
Grand dilettante ayant privilégié une relative distance avec la chose publique, il avait doucement atteint ses 62 ans en 2027 et n’avait pas manifesté jusque-là d’attirance irrépressible pour les « ors » de la République pas plus que par certains trophées qui s’y étaient rattachés sous les mandats des présidents cités supra, dans la mesure où il se prévalait sans vantardise depuis 2008 d’une cohabitation apparemment heureuse avec l’une des comédiennes des plus avenantes et préférées des français.
Cette caractéristique ajoutée à un pouvoir de séduction personnel indéniable renforcé par une voix dont la gravité forçait l’écoute, sans parler de sa posture politique modérée à droite avait définitivement convaincu le Président intérimaire qu’il tenait là l’alpha et l’oméga du candidat idéal.
Depuis lors, personne ne fut mis dans la confidence des arguments développés pour convaincre, mais la publication de candidature fut obtenue et déposée dans les délais impartis, après que des réunions discrètes aient été menées pour lui assurer une majorité très confortable (proche des 60% au second tour), bien que les forces de gauche en partie ressuscitées et fédérées aient été assurées de pouvoir se tester au premier tour.
Durant la campagne, le candidat présidentiable s’était approprié intelligemment le projet de Société du Vieillissement précédemment élaboré qui reposait sur des valeurs de solidarité et de partage entre les générations et rassemblait des orientations jugées bénéfiques au plus grand nombre. Fédérateur, ce projet avait joué un rôle déterminant en captant l’essentiel des suffrages des séniors, rejoint par un vote massif de la gent féminine et des fans de Johnny qui laisse encore perplexes les observateurs et les analystes, plusieurs années après.
Jamais dans l’histoire de l’humanité l’observation de Julien Gracq selon laquelle « le drame quand tu vieillis, c’est que tu restes jeune » n’avait été plus juste.
1 Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Seuil, 2010