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William rentre chez lui après sa journée de travail. Il est encore tout sonné d’avoir croisé à l’entrée de sa résidence ultra-sécurisée cette femme à l’air hagard qui lui a demandé un peu d’argent. Il sait bien que les personnes pauvres existent en masse mais il n’avait plus l’habitude de les voir.
Comment en est-on arrivé là, déjà ?
La crise sociale avait vite fait suite à la crise sanitaire du Covid-19 : plus de 500 000 emplois détruits, des milliers d’entreprises en faillite, un marché de l’emploi en berne. William se souvient encore des entretiens de licenciement qu’on lui avait demandé de mener à la chaîne quelques mois après le premier confinement.
Les plus pauvres avaient été très exposés aux impacts de la crise, qui agissait comme un miroir grossissant des inégalités. En l’absence de vaccin même après plusieurs années, ils continuaient à être les plus touchés par le virus, au point d’en devenir les vecteurs les plus actifs dans la population. Pour compléter le tableau, les conséquences économiques continuaient à les frapper de plein fouet : plans sociaux en série, activité partielle prolongée durablement, fin de droits au chômage, diminution durable du niveau de vie.
Le filet social avait tenu bon dans les premiers temps, en maintenant à flot les personnes disposant de faibles ressources ou privées d’emploi, ceux qui ne pouvaient en rechercher, ou ceux qui n’avaient que très peu d’espoir d’en retrouver un.
Toutes ces mesures avaient évidemment eu un coût : 41 milliards de déficit des comptes de la Sécurité sociale la première année, encore plusieurs dizaines les années suivantes. Ces montants historiques avaient été l’occasion rêvée pour les pourfendeurs du déficit : le modèle social était dépassé car trop dispendieux ! William l’avait entendu en boucle sur les chaînes d’info. Pendant ce temps, la voix de ceux qui considéraient les dépenses sociales comme un investissement avait peu à peu été réduite au silence ou tournée en dérision.
Les apôtres de l’équilibre budgétaire avaient leur argument massue : les conséquences des deuxième, troisième et de toutes les vagues à venir seraient à la fois sanitaires et sociales. Il n’était tout simplement pas envisageable de continuer à assumer le coût des aides sociales, qui plus est lorsque celles-ci étaient précisément versées aux responsables des contaminations. Plusieurs responsables politiques avaient ainsi réussi à instiller l’idée que le danger était désormais la propagation de l’extrême pauvreté, nouveau virus contre lequel il convenait de lutter. D’abord un peu sceptique, William avait fini par se laisser convaincre par ses amis, qui ne cessaient de lui dire qu’il fallait bien « nommer le problème ». Les premières dispositions visant à réduire les dispositifs d’aide sociale avaient rapidement suivi.
Leur application était facilitée par le versement automatique des prestations sociales, permis par la mise en place d’une base de données partagée regroupant tous les revenus versés. L’étape suivante consistait en une robotisation complète du processus (de l’attribution au versement, en passant par le calcul du montant) : aucune intervention humaine n’était plus requise et les paramètres étaient à la main de l’administration, ce qui permettait un ajustement de façon instantanée.
Quelques ratés avaient bien été observés à la mise en place (suppression à tort du versement de prestations, montants injustement revus à la baisse…) mais l’outil était diablement efficace, William devait bien le reconnaître : aucune erreur humaine à blâmer (tant que l’on croyait à la neutralité des algorithmes), des économies substantielles à la clé et une opinion publique progressivement gagnée à la cause.
Il est vrai que par une simple variation de paramètre, on pouvait réduire le montant des prestations et exclure du versement ceux que l’on considérait comme trop pauvres. L’idée était désormais admise : « certains ne pouvaient plus être sauvés » et leurs prestations constituaient ainsi une perte d’argent public. Une nouvelle forme de politique de lutte contre la pauvreté venait d’être inventée, brutale mais redoutablement opérante : faire disparaître les plus pauvres des statistiques.
William y repensait tout à coup : décidément, le visage de la jeune femme qui l’avait abordé devant son immeuble lui rappelait quelqu’un. Un air familier dans le regard…
Le Gouvernement avait voulu aller un cran plus loin et fixer dans les esprits cette nouvelle façon de penser. On ne pouvait pas bâtir un projet de société simplement sur une pirouette statistique. Une réflexion sur l’implication des citoyens dans la lutte contre la pauvreté avait ainsi été entamée : en s’appuyant sur la transparence du système d’aides sociales, un député inventif avait proposé de rendre publique la liste des bénéficiaires des minimas sociaux et autres prestations non contributives. L’objectif : encourager la dénonciation de tout comportement déviant qui pourrait justifier une légitime radiation de toute Protection sociale. Tous les facteurs aggravants du Covid-19 et de sa contamination étaient mis en avant : parler fort dans un lieu public, atteindre un IMC dépassant l’obésité morbide et ne pas porter de masque figuraient en première ligne parmi les critères proposés. Le port du masque était d’ailleurs devenu un marqueur social fort : ceux qui le portaient étaient très majoritairement ceux qui redoutaient le plus une perte de leurs droits sociaux, les pauvres donc.
Des voix s’étaient élevées, mais toutes ces propositions avaient été globalement bien reçues par l’opinion, qui craignait surtout un énième confinement. William avait même contribué à la concertation publique lancée pour affiner le dispositif : « pourquoi ne pas surveiller les temps et la nature des loisirs des bénéficiaires d’aides ? », avait-il posté sur la plateforme participative.
L’évolution du contexte social avait tout de même provoqué des remous. Une atmosphère de contestation s’installait face à ce que beaucoup considéraient comme une véritable « chasse aux pauvres » : montrés du doigt, privés d’aides et de plus en plus repoussés hors des villes. Tout récemment, la fuite d’une note confidentielle sur la création d’un délit d’aide aux personnes en situation d’exclusion sociale (justifié par le ministère par des « raisons d’ordre sanitaire ») avait constitué l’étape de trop pour les militants et provoqué des manifestations d’ampleur.
William allume son écran plat par commande vocale. Les informations en continu évoquent cette actualité brûlante : la porte-parole du « Mouvement des exclus » dénonce d’une voix forte ce pas supplémentaire dans la stigmatisation, qui « met à mal les solidarités primaires et va jusqu’à menacer l’entraide familiale ».
Ça y est, ça lui revient. Ce visage, c’était celui de sa sœur : quelques accidents de parcours mais, dans son souvenir au moins, une volonté jamais démentie de rebondir. Elle avait fait les frais des mesures de restriction des droits sociaux il y a plusieurs années, s’était retrouvée en dehors des statistiques, exclue du groupe de ceux qui comptent, et il l’avait oubliée. Troublé, William se dit à lui-même : « j’aurais pu être à sa place… ».