Tribune
Par
Alexandre Drezet
Directeur de l’innovation de l’Hôpital Foch
et
Mikael Azoulay
Directeur de la transformation numérique et conseiller à la sécurité du numérique de la DGE
Les outils numériques soutiennent la transformation systémique des organisations de santé – établissements de soins, centres de recherche, structures de ville – depuis plusieurs décennies. Ils se sont progressivement inscrits dans les processus nominaux de la plupart des organisations sanitaires et médicosociales en permettant notamment de répondre aux enjeux qui les structurent, soit :
– Garantir la continuité de service dans le cadre d’activités de soins et d’hébergement réalisées 24h/24 – 7j/7 ;
– Optimiser le temps médico-soignant en permettant un accès à l’exhaustivité des données patients disponibles et leur partage en temps réel, sur site et « hors les murs », à des fins de coordination des parcours, autant qu’en permettant d’élaborer et de superviser des plannings professionnels, actualisés en temps réel, au bénéfice des équipes soignantes (staffing des services, planification des interventions, gestion des gardes, heures supplémentaires et congés, suivi des temps de travail) ;
– Assurer la disponibilité et l’intégrité des informations gérées par les professionnels dans le cadre de l’accompagnement des patients/usagers, via une couverture croissante des processus de travail par les systèmes d’information et les dispositifs médico-techniques, ainsi qu’un enrichissement des offres logicielles1 ;
– Protéger les données des patients et des professionnels face à une recrudescence des risques cyber2 ;
– Permettre aux patients, aux usagers et aux professionnels d’être les acteurs – à part entière – des parcours de santé, via la mise à disposition de services numériques (Mon Espace Santé, MSSanté, portails patients, agenda partagé, prise de rendez-vous en ligne, accès distant aux données administratives et cliniques, téléconsultation, etc.).
Afin que les outils numériques constituent un levier de transformation systémique et pérenne des établissements de santé, ils doivent opérer une « révolution copernicienne » face à des défis fonctionnels et techniques connus des médecins, soignants, chercheurs et personnels des établissements :
– Digitaliser les données recueillies au long du parcours des patients/usagers – données cliniques, données médico-techniques (imagerie diagnostique, biologie, anatomopathologie, données issues de séquençages « omiques »), données administratives, données renseignées par les patients dans le cadre de leur prise en charge, etc. ;
– Intégrer les standards d’interopérabilité applicative et technique aux systèmes d’information hospitaliers afin de structurer les données recueillies dans le cadre de l’accompagnement des patients. L’industrialisation des formats FIHR, OMOP, LOINC, IHE-XDS, CDA-R2 N3, notamment, constitue un vecteur d’amélioration de la valeur d’usage des données cliniques et médico-techniques ;
– Sécuriser les systèmes informatiques de production dans le respect du cadre réglementaire dédié à la sécurité numérique et à la protection des données ;
– Suivre la croissance des besoins digitaux, en accompagnant notamment la mutation des environnements techniques (virtualisation des serveurs, hyperconvergence, microsegmentation réseau), la migration des infrastructures vers le cloud / multicloud (dans une trajectoire hybride, la plupart du temps, résultant d’un mix machines physiques/virtuelles + clouds privés/publics), le développement de modèles logiciels SaaS (software as a service), ainsi que la virtualisation des environnements de travail cliniques, académiques et administratifs qui en résulte ;
– Accompagner les changements d’usages, en permettant le travail en mobilité et en distanciel dans le cadre du télétravail (via une meilleure accessibilité des parcs applicatifs en dehors des établissements), le travail depuis un terminal personnel non fourni par l’entreprise (selon le principe du BYOD – bring your own device), en garantissant une ergonomie croissante des solutions afin d’améliorer l’expérience utilisateur (en associant les utilisateurs finaux d’une application à sa conception).
Les cliniciens et chercheurs utilisent quotidiennement des outils numériques afin de développer une médecine personnalisée, moins invasive, plus humaine, adossée à des traitements ciblés. Ces avancées reposent notamment sur les progrès des infrastructures techniques de stockage et de calcul, des technologies de séquençage et l’essor de l’intelligence artificielle, autant d’éléments qui permettent aux chercheurs de transformer la masse de données disponibles en connaissances et aux cliniciens d’administrer aux patients les thérapies les plus pertinentes.
C’est en ces termes que l’augmentation exponentielle du volume de données produites et son corollaire, l‘amélioration de leurs capacités de traitement (stockage, calcul, visualisation, etc.), accélèrent la transformation des organisations de santé. Le big data – un ensemble de données qu’aucun outil classique n’est en capacité d’exploiter du fait de leur volume, de leur variété et de la vélocité des traitements requis à leur exploitation – irrigue les projets cliniques et académiques depuis plus d’une décennie, ouvrant un nouveau champ des possibles. C’est sur la base de ce socle que se sont développés la plupart des projets de prise en charge intégrant une intelligence artificielle (IA). Cette nouvelle promesse de valeur, renforcée par l’avènement récent des IA génératives, étale son empreinte des fonctions supports (génie climatique, gestion des bâtiments, détection cyber, etc.) aux soins, cœur de métier des établissements (imagerie diagnostique, anatomopathologie, radiologie interventionnelle, radiothérapie, chirurgie robotique, etc.). Ce faisant, l’avènement des intelligences artificielles suscite des attentes au sein des communautés professionnelles :
– Organisationnelles et économiques, en permettant de réduire le temps dédié par les personnels soignants aux tâches administratives (ex : dictée numérique, génération automatique de compte rendu, optimisation du codage PMSi, gestion supervisée des plannings soignants, etc.), en fluidifiant également les files actives de patients (ex : bornes d’accueil, programmation semi-automatique de soins en hospitalisation de jour, paiement en ligne, etc.) ;
– Techniques, en permettant notamment de faciliter la réalisation d’actes (ex : guidage d’actes chirurgicaux, positionnement de patients sur le champ opératoire, contourage automatique de tumeur, etc.) ;
– Diagnostiques et prognostiques, en optimisant les capacités de détection précoce de pathologies (ex : détection et suivi de biomarqueurs prédictifs en cancérologie, algorithmes de détection de fractures en imagerie clinique, etc.), en guidant les cliniciens dans le choix et l’élaboration d’une thérapie personnalisée, à même d’assurer les meilleures chances de soins au bénéfice d’un patient, ou encore en générant un jumeau numérique d’un patient (ou de plusieurs patients dans le cadre d’un essai clinique – « bras de cohorte synthétique »).
Pour autant, l’intégration d’intelligences artificielles aux systèmes d’information qui outillent l’accompagnement des patients met au jour différentes sources de risques, notamment du point de vue de :
– La sécurité numérique, avec une explosion du nombre d’attaques subies par les établissements qui demeurent faiblement sécurisés au regard de la diversification et de la sophistication des vecteurs de compromission dont ils sont les cibles dans un contexte de tensions internationales accrues (hameçonnage, attaques par déni de service, ransomwares, vol de données, etc.). Plus de 580 incidents déclarés en 2023, dont la moitié d’origine malveillante, en supposant que la totalité des attaques ne font pas l’objet d’une déclaration3. En France, le domaine de la santé constitue le troisième secteur le plus touché par les attaques par rançongiciel en 2024 ;
– La souveraineté économique, industrielle et numérique attendue : peu de fournisseurs européens se hissent parmi les leaders mondiaux de puces, de hardwares et de softwares. À ce titre, il convient de souligner l’aide de l’État à l’installation d’une megafab de semi-conducteurs opérée par STMicroelectronics et GlobalFoundries sur le site de Crolles en 2023 (2,9 milliards d’euros pour un projet d’investissement valorisé à 7,5 milliards d’euros)4 ;
– L’éthique, qui doit pouvoir présider à l’utilisation des données générées dans le cadre de l’accompagnement d’un patient/usager par des cliniciens et/ou des chercheurs même si ces risques sont désormais mieux encadrés par l’AI Act ;
– La transition écologique et énergétique, étant précisé que le numérique représente 3 à 4 % des émissions de gaz à effet de serre et 2,5 % de l’empreinte carbone nationale en 2024 d’après l’ARCEP. À ce titre, une mission d’enquête conduite par le Sénat en 2023 indique que les émissions de gaz à effet de serre du numérique pourraient augmenter de manière significative si rien n’est fait pour en réduire l’empreinte : + 60 % d’ici à 2040, soit 6,7 % des émissions nationales. Sur cette thématique, il apparaît opportun de capitaliser sur les travaux entrepris par l’ANAP5.
Ces perspectives, dont il convient d’éprouver la teneur, appellent des mutations à l’échelle nationale autant qu’à la maille de chaque établissement. Ces dernières constituent d’ailleurs une part substantielle des facteurs clés de succès susceptibles de faire du levier numérique un catalyseur de la transformation des établissements.
À l’échelle nationale, il importe notamment de poursuivre :
– Le soutien au développement de capacités de production françaises de semi-conducteurs dans le cadre de France2030 et l’émergence de filières d’excellence souveraines dans le sillage du Chips Act ;
– La pérennisation de la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle, notamment via le programme national IA Booster ;
– La déclinaison et le renforcement de politiques publiques incitatives en matière de :
• Sécurité numérique, via le recours croissant aux fournisseurs de clouds réputés souverains (dans le respect du référentiel SecNumCloud), poursuite du programme Care au-delà de 2025 ;
• Constitution ou développement d’entrepôts de données de santé6, sous réserve qu’une exploitation « fédérée » dans une logique de réseau national soit envisagée, et qu’il résulte de cette dernière un passage à l’échelle en matière de constitution de cohortes transverses ;
• Numérisation croissante et « de bout-en-bout » des disciplines médico-techniques (en ciblant notamment l’anatomopathologie, la biologie moléculaire, ainsi que la diffusion des capacités de séquençage à l’échelle nationale).
À l’échelle de chaque établissement, il apparaît essentiel de :
– Soutenir les cliniciens et chercheurs dans l’amélioration de la valeur d’usage des données qu’ils gèrent quotidiennement, par un recours croissant et encadré à l’intelligence artificielle. Les communautés professionnelles doivent pouvoir entraîner des algorithmes et contribuer à constituer des jeux de données labellisées afin de faire émerger des modèles d’intelligence artificielle toujours plus performants, en lien avec les industriels et start-up qui évoluent dans le champ sanitaire ;
– Proposer aux cliniciens et aux chercheurs des interfaces avancées d’exploitation des données telles que l’extraction d’informations complexes parmi des données non structurées, l’exploitation croisée de données multi-omics, des visualisations avancées – dataviz – ou encore la possibilité de générer des entités jumelles ou « synthétiques », permettant d’éprouver et d’améliorer la personnalisation des traitements et plus globalement l’accès à l’innovation thérapeutique ;
– Déployer des entrepôts de données intelligents susceptibles de gérer des données structurées ou purement textuelles et d’accompagner la constitution de cohortes (dans le cadre de recherches cliniques et translationnelles). Afin que de tels entrepôts fonctionnent efficacement, ils doivent pouvoir être alimentés – de manière semi-automatisée et continue – par les systèmes d’information cliniques, médico-techniques et administratifs au sein de chaque établissement ;
– Optimiser les capacités de calcul (serveurs / clusters de calcul) afin de gérer un volume croissant et simultané d’opérations sur des données hétérogènes ;
– Disposer d’un environnement technique homogène et performant – baies de stockage, réseau sécurisé et microsegmenté, serveurs physiques et virtuels permettant de panacher des capacités installées sur site, on premise, dans un cloud privé, public, ou hybrides, processeurs graphiques hautement performants, etc. ;
– Protéger les actifs stratégiques des établissements à des fins de sécurité numérique / cybersécurité ;
– Garantir la conformité des traitements de données réalisés dans le cadre de chaque projet (conformité au Règlement général sur la protection des données – RGPD) ;
– Exploiter les bases de données dans le strict respect des règles éthiques et scientifiques, en détaillant les modalités d’acquisition retenues et les caractéristiques des équipements utilisés. Les modalités de calcul des données doivent être validées par des médecins et doivent être conformes aux règles de l’art ou à un protocole prospectif d’acquisition validé par un médecin, dans le respect des préconisations de la société savante dont le projet relève.
Sources :
1. Plus de 1 000 logiciels étaient intégrés au Référencement des éditeurs de logiciels et intégrateurs du marché de la santé en 2020 (RELIMS – ATIH).
2. Depuis 2020, plusieurs établissements ont été la cible de cyberattaques (CH de Cannes, CHSF, CH d’Armentières, CH A. Mignot). En février 2024, les données de 33 millions de personnes ont été dérobées à Almerys et Viamedis, opérateurs de tiers payant pour le compte de mutuelles et assurances santé.
3. Observatoire des signalements d’incidents de sécurité des systèmes d’information pour les secteurs santé et médicosocial. ANS, Cert-Santé. Rapport public 2023.
4. Communiqué de presse n° 904. Gouvernement. France 2023. 5 juin 2023.
5. ANAP. Outil d’accompagnement à la mise en place d’un plan d’action de sobriété et performance énergétique (juin 2024), Mon Empreinte Carbone (juin 2024), fiches relatives à un plan de sobriété (avril 2024), ou à la transition énergétique (mars 2024).
6. Via les appels à projets EDS. France 2030 (stratégie d’accélération) opérés par Bpifrance.