Pr Nicolas Georgieff
Professeur de psychiatrie à l’université Lyon 1,
Psychiatre & Chef de service au CHS Le Vinatier
La psychiatrie : une médecine sans maladies ?
L’évolution de la psychiatrie au cours des 40 dernières années est marquée par deux tendances contradictoires. D’une part, la dominance en psychiatrie universitaire d’adulte de la référence biomédicale (génétique et neurosciences) au détriment des anciennes théories dominantes sociale, philosophique et psychanalytique. Nouvelle foi en une physiopathologie enfin « scientifique » des troubles mentaux (le Graal) construite sur les ruines d’une psychopathologie jugée imaginaire. On pourrait s’attendre à ce que le modèle médical de la « maladie mentale » en soit renforcé : par une connaissance exacte des mécanismes biologiques et psychologiques en cause, découverte de thérapeutiques nouvelles ciblant ces processus pathologiques pour permettre une guérison au sens littéral.
Est-ce le cas ? La psychiatrie est-elle enfin devenue une médecine comme les autres (si cette expression a un sens autre que de construction sociale, au même titre que celle de maladie…) ? On peut en douter : une démédicalisation de la psychiatrie semble paradoxalement engagée.
Du côté des « maladies », le modèle de la pathologie (devenue « disorder ») s’est affaibli. C’est particulièrement vrai, paradoxalement, pour les troubles agglomérés dans le nouveau compartiment du « neurodéveloppement », supposé éminemment biomédical. Or, l’autisme est un précurseur des changements en psychiatrie : le courant de la neurodiversité récuse la notion de pathologie au profit de celle de différence, et récuse donc toute approche thérapeutique au profit d’une reconnaissance de la différence et d’une politique inclusive, sur le modèle de l’homosexualité retirée du DSM en 1973 seulement. Cette argumentation s’étend à la problématique des transgenres, ou des « entendeurs de voix ». La notion de phénotype original détrône celle de maladie/pathologie : le sujet est vu comme malade parce que différent et incompris dans ses différences, et non pour des raisons intrinsèques. La notion de maladie mentale est seulement l’expression médicalisée et « psychiatrisée » à tort de l’oppression d’un phénotype majoritaire sur ceux minoritaires, qui revendiquent donc leurs droits. Qu’est-ce que le TDAH, le haut potentiel, l’enfant dys, le bipolaire, le trouble anxieux, sinon un phénotype particulier et minoritaire ? Ne serait-il pas plus juste de traiter le système scolaire ou le système professionnel, en l’adaptant à ces phénotypes, plutôt que le sujet, pour le conformer à l’environnement par le médicament et la rééducation ? Le modèle pathologique est d’autant plus menacé que ces phénotypes se caractérisent à la fois par des sous et sur-fonctionnements, comme on l’a montré pour l’autisme. La focalisation sur les faiblesses, du fait du prisme naturel qui nous fait voir la différence comme un déficit, est contestée par la découverte des forces jusqu’ici ignorées de ces sujets…
On retrouve ici une approche historique anti-psychiatrique qui a permis la transformation de la psychiatrie asilaire, à laquelle la psychanalyse a contribué en tant que pratique fondée sur l’intelligibilité de l’inintelligible. L’Autre différent n’est pas un étranger mais un semblable avant tout, l’incompréhension qu’il suscite n’est que le produit de notre propre déficit. Certes, cette perspective trouve ses limites pour des troubles aigus (épisode dépressif sévère, suicide, épisode psychotique aigu) ou chroniques (anorexie mentale, conduites addictives, schizophrénie). Il s’agit de troubles qui engagent un risque adaptatif majeur et vital, et relèvent encore d’une thérapeutique.
Pourtant, pour la schizophrénie et la bipolarité une démédicalisation implicite des pratiques est engagée. Bien sûr, la psychopharmacologie et les techniques d’électrostimulation sont référées aux sciences biomédicales. Mais les concepts dominants aujourd’hui en psychiatrie d’adulte sont réhabilitation, remédiation, rétablissement, éducation thérapeutique, pair-aidance, patients experts, aide aux familles, déstigmatisation et inclusion… La psychiatrie devient une rééducation fonctionnelle. La relation médicalisée avec patients et familles s’est changée en une collaboration professionnelle. Sous la pression de la demande sociale et des contraintes économiques, renaît implicitement une nouvelle psychiatrie communautaire, pratique sociale. Cette psychiatrie moderne n’est plus fondée sur l’EBM (principe déjà dépassé) mais « informée » par elle, elle récuse le principe « maladie/diagnostic/traitement spécifique technicisé/réduction de la symptomatologie », qui a régné ces dernières décennies. Son bilan est au moins mitigé : tendance au surdiagnostic (autisme, bipolarité, schizophrénie), surprescriptions médicamenteuses, bénéfice insuffisant pour la qualité de vie subjective des patients et de leurs proches. Le modèle alternatif proposé par J. Van Os (2019) repose ainsi sur une lecture dimensionnelle de la clinique et la prise en compte du rôle majeur des facteurs communs non spécifiques des traitements quels qu’ils soient : facteurs psychologiques, relationnels et sociaux. Elle s’attache au vécu subjectif de l’individu et à sa qualité de vie, plus qu’au diagnostic et à la réduction objective des symptômes. Elle s’appuie sur de nouvelles classifications nosographiques dimensionnelles (Rdoc, « P factor ») qui rompent avec le concept de maladie au sens classique.
Ce mouvement, soutenu par des pressions sociale, économique et politique, échappe aux psychiatres eux-mêmes. Pour l’autisme, problématique révélatrice des changements car très mobilisatrice des lobbys, les termes de thérapeutique ou traitement disparaissent au profit de celui d’intervention. Le rôle de la psychiatrie s’y réduit, au gré d’une nouvelle « désinstitutionnalisation ». Seuls le diagnostic, l’évaluation et l’intervention en situation de crise restent médicalisés. On voit le fossé entre cette réalité et le concept biomédical théorique de neurodéveloppement. Cette tendance touche aussi la psychiatrie de l’adulte, le risque étant de voir l’hôpital psychiatrique plus encore dévolu à une mission sécuritaire, comme lieu de contrôle social et non de traitement.
Les psychiatres en sont-ils conscients ? Car, de manière paradoxale, plus la psychiatrie se démédicalise dans les faits, comme pratique sociale et rééducative prédominante, plus elle renforce ses références théoriques aux sciences biomédicales : génétique et neurosciences. Ce grand écart accentue la distance entre la recherche et la pratique. Celle-ci ne bénéficie peu ou pas d’une recherche dévolue surtout à la promotion universitaire et à son propre financement. En quoi l’explosion de la recherche en biologie et neurosciences depuis les années 90 a-t-elle bénéficié à la pratique psychiatrique quotidienne ? Quelles révolutions a-t-elle produites ? Chacun jugera. Les changements ont concerné surtout les dispositifs experts et de recours, les plus rares et éloignés du terrain ordinaire.
La psychiatrie a toujours oscillé entre une identité non médicale, philosophique, sociale ou psychologique, et une identité médicale. Tout se passe aujourd’hui comme si la référence conceptuelle biomédicale était d’autant plus accentuée que les pratiques et les objets cliniques se démédicalisent. Le besoin identitaire des psychiatres de s’assurer d’une référence théorique scientifique et médicale semble d’autant plus fort que celle-ci s’affaiblit dans la pratique.
C’est donc la fonction du psychiatre, la nature de son objet et de son intervention qui sont interrogés dans le contexte actuel. On relira D. Widlöcher reprenant après Canguilhem la notion d’anomalie (1994). L’objet de la psychopathologie est défini par la réduction de la valeur adaptative d’une conduite, et non par une opposition entre normal et pathologique. Une définition fonctionnelle et relative donc. Un type de conduite, disons un phénotype mental et comportemental, produit d’une épigénèse, n’est en lui-même ni normal ni pathologique. Le caractère pathologique naît du fait que dans un contexte socioculturel donné ce phénotype est source de difficultés adaptatives, de manière conjoncturelle donc. La psychiatrie est ainsi inexorablement intriquée au social et au politique, par la nature de son objet comme de son intervention. Mais si la notion de maladie est une construction fragile, voire dépassée, les malades en revanche, avec leur expérience subjective d’inadaptation au monde et aux autres, leurs comportements, existent bien et il faut s’en occuper (B. Falissard) !
Cette perspective anomalie/environnement trouve ses limites pour les troubles aigus et à risque vital. Mais elle nous aide à comprendre que la psychiatrie est requise non par la nature d’une « anomalie » ou phénotype qui impliquerait de manière systématique son intervention (autisme, dépressivité, anxiété, trouble de l’identité de genre…), mais par la souffrance adaptative vécue par le sujet. Elle est une médecine des troubles de l’adaptation. La souffrance n’est pas inhérente seulement à l’anomalie en elle-même, mais aussi à la rencontre entre celle-ci et un environnement inadéquat.
Bien sûr, il y a un gradient entre souffrance intrinsèque et environnementale, action sur le sujet et sur son milieu. Mais la fonction psychiatrique est souvent de traiter les conséquences désadaptatives d’une « anomalie » ou trait phénotypique dans un contexte donné, plutôt que l’anomalie. De traiter l’environnement pour réduire les conséquences délétères de la réponse environnementale sur le sujet. Pratique sociale plus que médicale donc. Comment comprendre alors la dominance actuelle de la référence biomédicale à des modèles neuroscientifiques aussi éloignés de la réalité des pratiques psychoéducatives et sociales : remédiation, réhabilitation ? La réponse est peut-être idéologique : la psychiatrie reste fascinée par l’anomalie et son hypothétique « traitement ». Avant la biologie, la psychanalyse a été convoquée à cette même place : concevoir une physiopathologie causale de l’anomalie et donc sa correction. Il s’agit de corriger la nature altérée du mental. La psychiatrie de demain devra-t-elle abandonner ce mythe médical fondateur ? Ou se fonder sur une nouvelle psycho et physiopathologie, délivrée du modèle de la maladie ? C’est en cours.