Tribune

« La confiance […] joue un rôle essentiel dans l’appréciation et la valorisation du travail »

Florent Parmentier
Secrétaire général du CEVIPOF, Sciences Po

Dans le paysage socio-économique contemporain, la question de la valeur attribuée au travail demeure au cœur des débats politiques, économiques et sociaux. Contrairement à une définition strictement économique qui se concentre sur la productivité et la rémunération monétaire, la valeur travail, dans le domaine des sciences sociales, intègre des considérations sociales, culturelles et politiques. Dans le contexte actuel, où la confiance dans les institutions, les employeurs et le marché du travail est souvent mise à l’épreuve, il devient crucial de reconnaître que cette confiance joue un rôle essentiel dans l’appréciation et la valorisation du travail, influençant ainsi les dynamiques et les évolutions des débats entourant la valeur travail.

Il n’est pas inutile, pour traiter de cette question, de revenir sur un certain nombre de travaux produits par le CEVIPOF, le Centre de recherches politiques de Sciences Po. En particulier, le CEVIPOF publie régulièrement deux enquêtes dites « barométriques », c’est-à-dire mesurant l’opinion publique sur une base régulière, mettant l’accent sur les enjeux liés à la confiance. La première, le Baromètre de la confiance politique, vise à permettre un suivi longitudinal de dimensions comme la confiance en soi, dans les autres, dans les institutions et le personnel politique, mais aussi de questions plus larges, dans un cadre comparatif depuis 2021. La seconde, le Baromètre du dialogue social, entend dresser un état des lieux de la démocratie sociale en France. Ces enquêtes permettent d’observer les tendances et les variations dans l’opinion publique relatives à la question de la valeur travail, et font ressortir deux enjeux essentiels dans le cas français qui seront traités ici : une relation de confiance qui se construit dans la proximité et l’importance de la méritocratie.

Une confiance qui se construit dans la proximité

À la lecture du Baromètre du dialogue social 2022, la proximité relationnelle et l’importance du dialogue social au niveau de l’entreprise émergent comme des éléments cruciaux dans la construction d’un environnement de travail où la valeur travail est reconnue et valorisée.

Tout d’abord, il est important de noter en qui les salariés ont confiance. Les chiffres révèlent que la proximité joue un rôle déterminant : 76 % des salariés ont confiance en leurs collègues immédiats, tandis que 67 % accordent leur confiance à leur responsable direct. Ces taux sont à comparer avec les syndicats (36 %), les médias (31 %) ou les partis politiques (13 %), perçus comme plus lointains. Cette proximité est un facteur clé dans l’établissement d’un climat de confiance au sein de l’entreprise, phénomène que l’on observe plus généralement dans la représentation politique en France, où le maire est le représentant dans lequel les Français ont le plus confiance. En revanche, il faut observer que la confiance envers la direction de l’entreprise et les syndicats est moins élevée, avec respectivement 53 % et seulement 31 % de confiance. Ces chiffres soulignent donc l’importance de la proximité et de la relation directe dans la construction de la confiance au travail.

En ce qui concerne le fonctionnement du dialogue social, les chiffres révèlent un certain scepticisme, de même que les Français estiment majoritairement que la démocratie fonctionne mal1. Seulement 27 % des salariés pensent que le dialogue social fonctionne bien en France, contre 73 % d’un avis contraire. De plus, 55 % estiment que le dialogue social est une chose trop compliquée, et qu’il doit être confié à des spécialistes. Pourtant, une grande majorité (79 %) reconnaît que le dialogue social existe dans leur entreprise, ce qui illustre un décalage entre la perception du dialogue social au niveau national et son existence perçue au niveau de l’entreprise.

Enfin, en ce qui concerne les moyens d’influencer les décisions prises dans l’entreprise, les salariés privilégient la voie de la négociation en interne. Ainsi, s’adresser à sa hiérarchie immédiate (42 %) est considéré comme plus efficace que la grève (31 %). De plus, une grande majorité de Français (57 %) souhaite privilégier la négociation au niveau de l’entreprise plutôt qu’au niveau de la branche (28 %) ou de l’État (15 %). Là encore, il semble que la proximité est une condition de la confiance.

L’importance de la méritocratie, entre diplôme et travail

La méritocratie est un concept social et politique qui repose sur l’idée que les individus devraient être récompensés en fonction de leur mérite et de leurs compétences, plutôt que de leur origine sociale, de leur richesse ou de leurs privilèges, reflétant une convergence entre la reconnaissance du mérite individuel et la valorisation du travail. Elle est étroitement liée à la confiance dans le système méritocratique, dans les institutions qui le soutiennent, ainsi que dans la société dans son ensemble. Une confiance élevée dans ces éléments est essentielle pour garantir le bon fonctionnement de la méritocratie et pour renforcer la cohésion sociale et la stabilité politique.

En France, la place des diplômes dans la réussite sociale est au cœur des débats sur la reproduction des inégalités de pouvoir et sur la perception de la mobilité sociale par les citoyens. Comme le montre Luc Rouban2, l’idée que l’avenir professionnel soit largement déterminé par le parcours scolaire peut être interprétée de deux manières. D’une part, elle peut soutenir l’idée que la méritocratie républicaine repose sur une égalité formelle devant l’éducation, où chacun a théoriquement les mêmes chances d’accéder aux enseignements nécessaires pour réussir. D’autre part, elle peut également refléter une tendance à privilégier les diplômes par rapport à l’expérience professionnelle ou au savoir-faire, ce qui peut être perçu, à tort ou à raison, comme une séparation entre les compétences intellectuelles valorisées et les compétences manuelles ou techniques. Cependant, cette priorité accordée au diplôme peut aussi être considérée comme une forme de segmentation socio-économique de la vie, où l’éducation est distincte de la production et de la consommation, et où l’échec scolaire peut rapidement devenir un obstacle insurmontable dans une trajectoire professionnelle.

Enfin, la question de savoir si les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment est liée à la méritocratie dans la mesure où elle interroge les croyances et les perceptions autour du mérite et de l’effort individuel dans l’accès à l’emploi. À cette question, 59 % des Français (18 % tout à fait d’accord, 41 % plutôt d’accord), contre 70 % des Allemands et des Polonais, et 53 % des Italiens vont dans ce sens selon la vague 15 du Baromètre de la confiance politique. Il faut noter qu’au cours du temps, l’opinion publique française a oscillé entre 46 % en décembre 2017 et décembre 2018, et 60 % en janvier 2022. Si cette question soulève implicitement l’idée que le travail est accessible à ceux qui le méritent vraiment, c’est-à-dire à ceux qui sont disposés à faire les efforts nécessaires pour le trouver, elle ne tient pas compte des nombreux facteurs structurels qui peuvent entraver l’accès à l’emploi.

En conclusion, il apparaît qu’en France la confiance au travail est étroitement liée à la proximité relationnelle, et qu’il existe un certain scepticisme quant au fonctionnement du dialogue social. La méritocratie y est soulignée comme un concept fondamental, où les individus devraient être récompensés en fonction de leur mérite et de leurs compétences, impliquant que les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment, mais elle ne tient pas compte des obstacles structurels qui peuvent entraver l’accès à l’emploi.

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Sources:
1. Seuls 31% des Français estiment que la démocratie fonctionne bien. Sciences Po CEVIPOF. Rapport « Baromètre de la confiance politique ». Vague 15. Février 2024.
2. Luc Rouban. Note de recherche « La société du diplôme ». Rapport « Le Baromètre de la confiance politique ». Page 10. Vague 14. Avril 2023.